Imaginez un immense paysage fait de belles collines verdoyantes. Une petite route se faufile dans le décor jusqu’à se perdre dans l’horizon. Dessus se trouve un tout petit point, presque imperceptible, mais retenant l’attention. Il semble se déplacer. Très lentement. C’est un cycliste

Je vais vous raconter ici l’extra-ordinaire aventure qu’il a vécue entre Dunkerque et Hendaye.

Ce cycliste, c’est vous. Ce cycliste, c’est moi.

Le contexte de cette histoire est très particulier. Peut-être que sans cette signature rien de tout cela ne serait arrivé …

Cela nous ramène un an en arrière … Depuis des mois, Monsieur Wu tannait son directeur pour obtenir l’autorisation d’aller inspecter la masse sombre détectée par les satellites d’observation dans la jungle birmane.

Las de toujours lui opposer le même refus, arguant qu’il serait plus utile de plancher sur la 7G, le chef finit par céder.

Il lui signa sa lettre de mission.

Monsieur Wu réunit alors les meilleurs scientifiques au monde dans chaque spécialité, et l’expédition put débuter.

L’artéfact détecté par les satellites s’avéra être un amas de matière carbonée un peu bizarre.

Alors que la petite troupe s’afférait à mesurer prélever-sonder-scanner-analyser l’étrange talus, le gars dédié aux photos focalisa sur un point. Une petite boule de poils se nichait dans les anfractuosités de la roche. C’était une chauve-souris. Son regard gagna immédiatement la sympathie du scientifique. Il la baptisa Vin Clooney. Vin parce qu’elle était chauve comme Vin Diesel et Clooney parce qu’elle souris comme Georges Clooney.

Vin devint vite la mascotte du groupe le temps de l’expédition, à coups de soirées guitare, barbecues, Coronas et papouilles. Puis tout le monde rentra chez soi.

Ils n’avaient rien trouvé, mais la semaine était vraiment super.

Quelques mois plus tard, une pandémie fulgurante déferlait sur la planète. Vin était porteuse d’une petite bête pro-mondialiste et ambitieuse qui a vu dans la croissance exponentielle des échanges l’opportunité de faire parler d’elle.

Le monde des humains se retrouve dans une situation paradoxale.

Jusqu’à présent un commerce croissant avait favorisé une économie prospère qui avait à son tour alimenté un solide système de santé.

Il faut désormais limiter les contacts pour stabiliser la situation sanitaire. L’économie est mise à mal. Le principe de liberté inconditionnelle de circulation aussi.

L’histoire qui suit serpente dans ce contexte difficile, et voit l’actualité simplement, au prisme d’un gars qui voyage à vélo.

Traverser la France en diagonale

J’ai appris il y a quelques années l’existence d’une confrérie qui s’adonne à un jeu : traverser la France à vélo en diagonale et en temps – assez – limité. Passé le stade de l’étonnement, je n’ai cessé depuis de me demander comment il était possible de concevoir pareilles aventures.

Rouler à vélo j’adore. Plus je roule, plus ça me plaît.

Le concept de diagonale représente – à mon sens – la quintessence de la randonnée. C’est l’expression la plus simple et la plus pure du voyage à vélo.

Me lancer dans cette épopée me permettra de satisfaire ma boulimie d’asphalte et – tout jeune puceau du vélo de route que je suis – m’initiera aux pratiques d’un monde très particulier : le monde des diagonalistes.

Première diagonale

La France compte neuf diagonales, ou le double si l’on considère le sens du trajet. Ces ‘diags’ relient les villes situées aux six coins de l’Hexagone.

A devoir choisir comme ça ma première diagonale, j’ai l’impression d’être un gamin dans un magasin de bonbons. Elles font toutes envie.

Une d’entre elles retient particulièrement mon attention : Dunkerque – Hendaye.

La simple évocation du pays basque résonne fortement en moi. C’est là-bas que j’ai passé mes plus belles vacances étant petit. J’aime ses paysages, ses reliefs, sa culture tranchée, son climat et ses gens. Tout me plaît dans cette région. Me rendre à Hendaye à vélo, c’est comme partir en pèlerinage.

Dunkerque comme point de départ résonne un peu moins déjà (lol) mais, pour avoir traversé cette région en hiver à vélo, le coin m’est familier et c’est simple de s’y rendre en train avec un vélo non plié non démonté, non de non.

L’axe Dunkerque – Hendaye annonce les plus belles réjouissances :

  • Il croise le chemin de trois cours d’eau majeurs : la Seine, la Loire et la Garonne. J’aime les fleuves. J’aime leur majesté. J’aime leur calme. J’aime leur force. J’ai hâte de les retrouver.
  • Il va vers le sud : c’est bon en plein automne de se dire qu’il va faire de plus en plus chaud au cours du périple. Je vais en vacances dans le sud. Té.
  • Il présente apparemment peu de difficultés : le dénivelé et la distance restent modérés en comparaison des autres diagonales.
  • Le vent devrait être favorable dans l’axe Dunkerque (D) – Hendaye (H). C’est du moins ce que j’imagine après avoir parcouru la Vélodyssée il y a quelques années dans le sens Sud – Nord (ndlr : dans l’autre sens), et m’être fait sévèrement décoiffer à cette occasion …

C’est décidé : ça sera DH.

Tiens! Le récit existe aussi en livre …

A – Préparatifs

A.1 – Fenêtre de tir

Globalement, fin octobre, c’est la fin de la fin de saison pour les cyclistes, avec son lot de pluies, vents et températures en baisse.

Spécifiquement, fin octobre 2020, c’est la fin des vacances pour les français.

Après deux mois d’enfermement en avril et mai à cause de Clooney, suivis d’un mois de liberté surveillée (à 100 km du domicile) en juin, le gouvernement a décidé de lâcher un peu de lest cet l’été. Cela a déclenché une véritable liesse populaire.

La période estivale a été un grand moment de partage, de contacts, de casino barrière, de longue-distanciation cycliste, d’échanges et orgies en tous genres.

A la rentrée, l’addition est salée : deuxième vague de pandémie (encore plus virulente que la première), hôpitaux débordés et gouvernement en panique. Les français dessaoulent. Un reconfinement se profile.

Peut-être que nous vivons les derniers instants de liberté avant l’hiver. Il n’y a plus une minute à perdre. J’ai obtenu une semaine de congés dans un mois, fin octobre. Ça sera ma fenêtre de tir.

A.2 – Trajet

Je savoure ce voyage avant même de l’avoir commencé.

J’ai un point de départ, un point d’arrivée et un champ libre entre les deux où mille options se disputent les faveurs du cosmographe.

A.2.1 – Position

Il y a tout juste vingt ans, en 2000, Bill Clinton (le président du monde) décidait de débrouiller le signal GPS. Ça ne servait plus à rien de réserver cette technologie aux militaires qui – probablement – avaient déjà trouvé bien mieux pour accompagner leurs activités ; et l’ouverture au grand public promettait de booster l’économie. Désormais monsieur Lambda pouvait connaître précisément sa position sur terre.

Avant ça, je restais chez moi sur internet à rêver de voyages.

Je disposais désormais du chaînon manquant, de l’outil qui – maîtrisé – me permettrait de m’aventurer à vélo dans des contrées lointaines. Petit lapin de trois semaines, j’allais pouvoir sortir du terrier et découvrir le monde extérieur. Un petit boitier accroché au guidon du vélo allait me guider le long d’un trajet planifié en amont. Les cartes routières allaient être remisées à la grange. Fin de carrière annoncée des bornes kilométriques, désormais vestiges de l’ancienne civilisation, défraîchies, dissimulées par les hautes herbes et copieusement arrosées de pipi. C’était la promesse …

A.2.2 – Routes

Dessiner une trace, j’adore. Ça me plonge dans l’aventure avant l’heure. Dans le contexte d’une diagonale cela devient palpitant.

On pourrait se dire à première vue que le trajet le plus direct pour relier Dunkerque à Hendaye passe par les autoroutes et nationales, et que le trip se résume à essayer de coller à ces grands axes tout veillant à les éviter (un peu comme une mouche ricoche contre une vitre pour trouver la sortie). La réalité est toute autre.

La vocation d’un réseau routier est de favoriser les échanges entre différents points. Plus ces points sont importants économiquement, plus les voies qui les relient sont larges (sauf si les villes se boudent). Par exemple, l’axe Paris – Lyon a justifié la construction d’une autoroute dotée à la sortie de la capitale d’un nombre de voies assez indécent. A6. Touché.

A l’inverse, une petite route de campagne gravillonneuse entre Gourville et Saint-Cybardeaux reste suffisante pour que Gérard rentre le foin et échange des œufs avec Gisèle contre des tomates (je présente ici la version officielle). Entre ces deux extrêmes, il y a toutes les tailles de routes formant un maillage serré ; et cela spécialement sur un territoire français à la topographie plutôt roulante et situé au carrefour de l’Europe.

Imaginez une carte de France totalement dézoomée : on y voit les axes principaux entre les grandes villes, avec des étiquettes rouges.

Sur le principe d’un Mandelbulb (ndlr : une fractale 3D), zoomez un peu et les routes européennes et nationales se dévoilent. Zoomez encore et les grosses départementales font leur apparition en jaune. Continuez à zoomer et c’est au tour des petites départementales blanches. Le niveau suivant est constitué de fines bandes d’asphalte qui sautent de ferme en ferme (l’axe Gérard – Gisèle). Après, on passe au niveau quantique où les routes ressemblent seulement étrangement à des routes …

A noter que les gros axes routiers ne vont pas tout droit : ils s’adaptent à la topographie des régions traversées et préfèrent souvent contourner une colline à la creuser ou à l’escalader.

L’axe Dunkerque – Hendaye ne traverse aucune grande ville ou de taille moyenne. Il tire un trait dans le vide. Il n’a lui-même aucune logique économique (la logique est tout au plus géométrique). Il est purement conceptuel.

Ici, pas d’autoroute ou de nationale qui tienne. Pour relier les deux extrémités de la ‘diag’ au plus direct, il n’y a pas d’autre choix que de taper dans le maillage fin et d’assembler entre elles des petites routes de campagne. C’est l’assurance de passer par des coins bucoliques.

C’est précisément ce dont raffolent le vélo et son pilote.

A.2.3 – Inspiration

A la recherche d’inspiration pour ce trajet, je commence par consulter une étude de parcours publiée sur le site de l’Amicale des Diagonalistes de France (le sanctuaire). Je compulse le document avec avidité. Petite libellule de deux heures que je suis, j’ai l’impression qu’il y a un je-ne-sais-quoi qui m’échappe. Il me manque quelques prérequis. Je reviendrai sur cette analyse quand j’aurai un peu plus de bouteille, pour en apprécier la saveur.

Je veux quelque chose de varié. Je cherche une alternance de jolies petites routes (pas grave si j’ajoute quelques bosses, pourvu qu’il y ait l’ivresse !) et de départementales plus conséquentes (très agréables à parcourir la nuit quand il y a peu de monde, et repos de l’esprit en termes de navigation : ça trace tout droit à perte de vue).

Mon projet de maillage de la France sur la base des brevets, flèches et autres trajets régionaux empruntés par les clubs de cyclisme en étant à ses balbutiements, je ne pourrai pas m’appuyer cette fois-ci sur cette base pour construire mon parcours.

Je vais chercher une trace déjà faite.

Sans trop y croire, je consulte Openrunner. Ville de départ : Dunkerque. Arrivée : Hendaye. Go. Trois pages de résultats. Je suis tombé sur un repaire de diagonalistes.

Une trace retient particulièrement mon attention. Elle comporte le mot ‘réel’ dans le nom. Ça laisse penser qu’elle a déjà été parcourue. En général les utilisateurs ne reviennent pas sur le site pour cocher le flag ‘parcours déjà emprunté’, probablement en lien avec la ‘so-called’ période réfractaire lol.

Je vais suivre mon intuition …

A regarder la trace de plus près, je la trouve charmante. Je découvre qu’elle passe par la vallée de l’Epte, par le Perche … en fait par une série de beaux coins que j’ai déjà traversés avec plaisir, et par tout plein de nouveaux que j’ai hâte de découvrir.

A.2.4 – Validation

Reste maintenant à valider le chemin avant d’envisager de poser mes roues dessus.

J’affiche la trace Openrunner sur un premier écran : elle me servira de modèle. Sur un deuxième écran, j’ouvre Garmin Connect, j’active l’option ‘Suivre les routes’ et je commence à reproduire le modèle. J’affiche la carte de popularité qui me permet de constater que Jean-Luc passe également par là le dimanche matin (sauf que Jean-Luc s’arrête au troquet du coin, ou chez sa maîtresse).

La reproduction de la trace d’origine avec cet outil est simple et rapide parce que l’option de suivi des routes demande de poser relativement peu de points. Par exemple, pour un grand virage d’un kilomètre, on pose une marque au début et une à la fin : l’application se charge de poser les points intermédiaires. Si tout se passe bien, le résultat est une belle courbe, bien lissée, qui se superpose parfaitement à la route et donne une estimation précise de la distance à parcourir.

Il y a quelques années encore, c’était impossible de faire cet exercice parce que les algorithmes des machines n’étaient pas bien rôdés. Maintenant, ceux de Garmin sont assez efficaces. Les autres sites font également le job, mais j’ai déjà fait mon choix.

C’est là que ça devient intéressant : si, à un moment donné, la succession des points ajoutés par le robot forme un tracé qui s’emmêle les pinceaux, cela veut dire qu’il y a quelque chose à vérifier. Une intervention humaine est nécessaire pour analyser. La trace d’origine n’est peut-être plus d’actualité. Les villages traversés ont peut-être maintenant de nouveaux sens interdits. Il y a peut-être de nouvelles routes ou une autoroute en construction. Ou peut-être que le tracé de base est erroné. On voit tellement de choses une fois sur le terrain. Tout peut arriver.

Je n’ai absolument pas confiance dans les machines en termes de navigation. Je ne compte plus les fois où elles m’ont envoyé dans des coupe-gorges. Ici, je me sers des robots juste pour voir s’ils ont confiance dans la trace que j’ai dénichée sur Openrunner. Si, sur des tronçons d’un kilomètre, ils proposent de passer au même endroit que la trace d’origine, ça fait deux voies qui parlent à l’unisson pour me dire de passer par là. Dans le cas contraire, j’approfondis le sujet et je corrige.

A.2.5 – Imprégnation

Le temps passé sur les cartes me permet de m’imprégner, de visualiser, de me projeter par l’esprit sur le terrain.

Au fil des années, j’ai de plus en plus souvent l’impression d’être déjà passé par là, signe que je commence à faire le lien entre la carte et le territoire. Cela peut venir de la connaissance de la région que j’ai déjà traversée dans tous les sens (par devant, par derrière, …) ou alors d’une meilleure interprétation des informations glanées en amont.

A savoir, sous réserve de rester un peu sur les sentiers battus, qu’il est techniquement possible de suivre virtuellement une trace avant l’heure avec les hyperlapses StreetView.

A.2.6 – Pépite

Finalement, la trace Openrunner ‘réel’ s’est laissée redessiner intégralement, sans changements à opérer ni comportements bizarroïdes du robot de traçage. C’est très bon signe.

Ce n’est pas la peine de penser, inlassablement, que l’expérience de lecture de cette aventure serait meilleure dans ce livre que dans cet article

Les choix du cosmographe m’ont questionné continuellement. Mais pourquoi il choisit de passer par là ? Ah oui, parce que … Et ça ? Ah bien oui. Oh !

Au fil des kilomètres se sont dévoilés la personnalité et l’expérience du mappeur. Il connaît tellement bien le sujet qu’il n’hésite pas à modifier légèrement le cap pour aller cueillir une belle piste cyclable de pleine nature ou une mignonne petite route fleurie, tout en conservant la logique globale de la diagonale.

Ca ne peut être qu’un être humain qui a dessiné cette trace. Elle montre une connaissance intime du territoire et propose une façon habile, presque virtuose, de le traverser.

C’est beau. C’est fluide. C’est simple.

Je suis tombé sur une pépite.

A voir sur le terrain si ça se confirme, comme d’habitude.

Globalement, le trajet que je vais emprunter est légèrement plus long et bosselé que la moyenne, mais cela reste tout à fait raisonnable.

J’ai essayé de contacter l’auteur de la trace pour avoir quelques informations de la vraie vie, mais pas de réponse. Pas de problème.

De toute façon elle me plaît. C’est elle que je vais convoiter.

A.2.7 – Formatage

Je prends la trace, je la retourne découpe en 15 segments qui relient les principaux jalons du trajet. Je sais d’expérience que c’est bon pour le moral de passer à une nouvelle trace à chaque étape. Cela donne du rythme au voyage.

J’ajoute ensuite une vitesse moyenne à chaque tronçon pour voyager avec le ghost. Ça me fera de la compagnie lol.

Enfin, je charge le tout au chausse-pied dans le GPS. Je ne finirai jamais d’être étonné que si petit objet puisse contenir autant d’informations essentielles.

Au cas où, je charge également les segments sur une carte Google Maps. C’est utile quand il faut sortir de la trace pour aller chercher des œufs à la ferme, pour voir tata ou pour s’extraire d’un bourbier imprévu. Là, mon téléphone prend le relai en termes de navigation et me permet de me recaler ensuite sur la trace. Ce cas d’usage doit rester exceptionnel parce que la puce GPS du téléphone se gave de jus de batterie.

Je tiens mon trajet. Ce dernier se matérialisera sur le terrain par une frêle bande noire sur un petit écran.

Mon fil d’ariane.

A.3 – Roadbook

A.3.1 – Le roadbook idéal

En des temps pas si reculés que ça, les peuples arctiques allaient consulter leurs anciens avant de partir en expédition.

Au conseil, c’était souvent celui au visage le plus buriné (le plus expérimenté) qui prenait la parole :

«  Ecoute-moi bien Atiqtalik ! La Mariée apparaîtra sur ta gauche au petit matin. Tu passeras entre elle et la Tête d’Ours à midi. Ensuite, tu iras tout droit jusqu’à la Grande Chaise. »

Et au tour d’un autre petit vieux de rattraper le voyageur à la sortie de la yourte pour lui dire de garder un GPS au fond de la pulka, au cas où …

Atiqtalik connaît par cœur les contes pour enfants mettant en scène ces montagnes aux noms imagés. Il ne les a jamais vues, mais il connaît leur forme. Elles le guideront à présent tout au long du voyage. Elles resteront à jamais ses points de repère. Il tient sa feuille de route.

Sous sa forme la plus aboutie, la feuille de route s’efface. Le randonneur a tout en tête, à l’image d’Alex Honnold se lançant dans El Capitan en free-solo (ndlr : sans corde). Au réveil du jour J, il vidait son esprit (et sa vessie), fermait les yeux, et répétait intérieurement l’ascension, une dernière fois. Le moindre petit mouvement de doigt de pied, le plus petit graton : tout y était dans son image mentale. Il était prêt.

A.3.2 – Le roadbook en pratique

Je travaille les feuilles de route à l’extrême, jusque dans les moindres détails.

Une fois le document finalisé je me rends chez mon plastifieur préféré qui me la … plastifie. Dès ce moment, je sais que malgré le cataclysme détruisant toute forme de vie rencontré en chemin, il restera cette feuille superbement plastifiée, comme sortie du chapeau du magicien, dans un état de conservation jalousé par la déclaration d’indépendance des Etats-Unis, qui continuera comme si de rien n’était de m’indiquer le chemin.

Dans le contexte de cette diagonale, le format de la feuille de route est imposé. Le document indique les heures de passage prévisionnelles aux jalons du parcours. Il donne également les temps de pause (notamment pour les nuits). Enfin, il fournit des indications sur les routes empruntées (D22, D400, etc).

J’ai passé des heures, des jours et des semaines à construire cette feuille de route. Plus la préparation est minutieuse et plus le risque de galère est écarté une fois sur le terrain.

J’ai reporté dans le document chaque ville traversée, aussi petite soit-elle. Le moindre petit bled est devenu une sous-étape. La consignation des routes empruntées m’a pris un temps fou. Essayez de demander à Google Maps de calculer un itinéraire de 60 kilomètres, et vous verrez qu’il écrit des pages et des pages d’instructions. Pour 1088 kilomètres, c’est près de vingt fois plus. Et pour cette diagonale ultra-ciselée du soldat inconnu, c’est encore un peu plus. L’exercice est délicat. Il faut que je reste assez concis pour ne pas partir avec le Petit Robert illustré dans les sacoches, tout en laissant assez de détail pour que le document serve à quelque chose en cas de pépin.

Il faut que je choisisse le niveau de zoom approprié.

A.3.3 – Zoom

J’avance en terrain inconnu. Je pensais connaître la France pour l’avoir sillonnée de long en large à vélo, mais je me rends compte que ce que je vois sur la carte ne me rappelle rien de connu. C’est quoi la définition de la sagesse déjà ? De prendre conscience de l’étendue de son ignorance ? Alors j’ai probablement gagné quelques points en essayant de me représenter ce trajet pour écrire le résultat sur cette feuille. Occupé à regarder un micro-écran de GPS pendant des années, je réalise que je n’ai pas vu les territoires que je traversais. Ma mémoire ne me fournit aucun point de repère. Je me retrouve contraint à reprendre la trace kilomètre par kilomètre et à traduire ce que je vois en indications textuelles.

J’écris quoi au juste ? Je fais comme le copilote qui annonce un virage serré à cinq-cents mètres ? Ou je singe les robots en annonçant la cinquième à droite ? C’est pas réaliste. Je me vois déjà à tergiverser au quatrième croisement, à me demander si je suis au troisième. Non. Je vais faire comme sur les feuilles de route des BRM. Figureront les numéros de départementales, un point c’est tout. Je me rappelle un brevet réalisé avec un GPS en vrac et une feuille de route de ce type, à chercher les bornes kilométriques sous les fourrés, à m’arrêter l’air interrogatif à chaque croisement et à intercepter les rares passants pour leur demander le nord. Heureusement qu’on était deux ce jour-là, pour se soutenir.

Je reporte scrupuleusement les numéros de routes dans le document. J’avais je n’avais manipulé ce type d’information. D52, D56373, wtf ? Et je fais quoi pour les petites routes sans numéro ? Le trajet en est truffé. C’est le trait dominant de cette trace. Je décide de les appeler ‘routes diverses’.

A.3.4 – Techno-addict

J’ai fait de mon mieux pour remplir cette feuille de route. J’espère juste ne pas avoir à l’utiliser.

Comme je ne pouvais pas en rester là, j’ai également préparé une version électronique, avec gros caractères et contraste élevé. Cette itération est enrichie d’informations de dénivelé et de pente moyenne entre chaque point de passage. Concernant les montées, considérant que la précision n’est pas forcément l’alliée de la détermination, j’ai décidé de ne pas passer la trace dans mon outil d’affinage des altitudes.

Enfin, j’ai inscrit dans cette itération les adresses et téléphones des hébergements, les horaires des trains et autres informations diverses.

Jamais je n’ai été aussi précis et complet dans un roadbook.

A.3.5 – Réalité

A noter, avec le contexte de pandémie, qu’un couvre-feu est imposé de 21h à 6h du matin en Ile-de-France, région que je vais traverser le premier jour entre 20 et 21h. Si je m’en tiens au plan, je devrais quitter la zone rouge à 20h30, et donc ne pas me mettre hors-la-loi.

J’ai prévu de faire environ trois-cents kilomètres par jour pendant trois jours, puis un peu moins de 200 le quatrième. C’est la norme.

A.4 – Physique

Cette année a été consacrée à l’assèchement physique. J’ai tout mis en œuvre pour avoir le haut et le milieu du corps aussi musclés et secs que le bas.

Une heure de gainage par jour, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il covide. Arrêt des chips et des gâteaux.

Le but de cette transformation ne saurait être dévoilé dans le cadre de ce récit. Je me contenterai de noter ses effets, à savoir un corps plus ferme, plus léger et plus efficace sur un vélo.

A.5 – Mental

Je suis un gars qui pédale. Je suis un cycliste.

What else ?

A.6 – Pause

J’ai beaucoup roulé cette année. A la moindre occasion.

Les sages du Paris-Brest-Paris conseillent de tout arrêter une semaine avant le départ, cela paraît-il pour avoir toujours envie de pédaler le jour J. Pour moi, d’expérience, une semaine c’est trop court. Un métabolisme lent demande plus de temps. J’ai un métabolisme lent. J’ai donc décidé d’allonger à quinze jours la période d’inactivité, qui sont devenus un moi malgré mois (ndlr : cette inversion est assumée). Je pense que l’idéal en ce qui me concerne, c’est trois semaines.

J’ai stoppé le sport fin septembre, tout en m’autorisant quelques écarts pour madame et le trajet vélo-boulot-dodo.

Tout ce que vous êtes… résoud devant vos yeux… et de plus en plus… l’état d’esprit bénéfique… que vous trouverez dans ce livre

J’ai très bien mangé au cours de ce mois de farniente : plats en sauce, viande, fromage, pâtes, riz etc. J’ai bien bu aussi (vin, bière, bière, vin … eau). Une fine pellicule de graisse s’est uniformément déposée, telle un voile, sur l’ensemble de mon corps. Un micro-ventre a même poussé à l’emplacement d’abdominaux obtenus au prix d’un an de dur labeur en salle de sport.

Quand les chameaux ont réalisé ce qui les attendait, ils ont bossé sur une solution.

Au cours de ce mois de glandouille, j’ai senti le stress monter graduellement. C’est ce que je recherchais.

Je laisse la tension s’accumuler. J’en fais des réserves. Il faut que la cocotte-minute monte à 80% de pression. Plus, c’est trop, parce qu’il n’y a plus la marge de sécurité : risque d’explosion. Moins, c’est pas assez : c’est un peu comme débuter la journée avec des batteries à moitié à plat.

A.7 – Posture

A.7.1 – Marge

J’ai toujours roulé seul et ai appris à pédaler, donc, seul. Aussi simplement que faire un tour de vélo le week-end. Aussi simplement que rajouter cinq-cents mètres à chaque nouvelle sortie. On voit rapidement où ça peut mener après plusieurs dizaines d’années : j’ai eu bien le temps de développer toute une série de mouvements inefficaces.

Aussi avec la pratique régulière du singlespeed, j’oublie de mouliner. J’embarque trop lourd.

Un jour, un gars m’a interpellé. A me voir pistonner comme un bœuf, il pensait que j’étais allemand. D’autres m’ont dit à demi-mots que je ne savais pas pédaler. Il y en a même un qui m’a dit un jour qu’il ne comprenait pas comment j’arrivais à avancer tellement le braquet que j’utilisais était hors-sujet.

A priori, j’ai de la marge …

A.7.2 – Etude

A trois semaines du départ, je décide de recueillir l’avis d’un professionnel. Il n’est jamais trop tard. Je confie le dossier à un biomécanicien expérimenté.

La session débute, sous couvert d’un échange cordial, par une prise de connaissance du cycliste et de sa pratique.

Nous sommes ensuite passés au crible, ma machine et moi. A grand renfort de pointeurs lasers, matériels informatisés et autres équipements, tout ce qui peut être mesuré en longueur, largeur ou hauteur est inspecté. J’apprends à l’occasion de cette étude, de façon tout à fait impromptue, que mon nez a rapetissé d’un millimètre au profit de mon p… Lien de cause à effet ? Là n’est pas le sujet. Mais je me disais bien qu’avant je ne tapais pas au fond si facilement.

Je suis ensuite invité à grimper sur un banc d’essai pour pédaler. Chaque arrêt est sanctionné par un :

« Tu peux me rappeler le sens du mot dynamique dans l’expression étude dynamique ? »

La harde de capteurs qui m’encercle ne perd pas une miette du moment.

Je suis à présent modélisé en trois dimensions, statiquement et dynamiquement. Je peux jouer dans Tron.

L’ensemble des mesures est inséré dans le Supercalculateur, via une petite trappe sur le côté. Le biomécanicien appuie sur un gros bouton rouge. La machine s’ébroue et se met à vibrer, clignoter, de plus en plus fort, dans un bruit assourdissant. Mon interlocuteur me fait signe de m’éloigner un peu, on ne sait jamais. La température de la pièce grimpe en flèche. Le biomécanicien retourne régulièrement au front pour lancer des seaux d’eau sur la bête. Des fois elle fait ça, on ne sait pas pourquoi. Puis, tout à coup la machine s’arrête, un filet d’huile cramoisie s’échappe par le sol et une petite feuille de papier jaunie est régurgitée (comme un ticket de caisse) : c’est le compte-rendu.

« Alors docteur c’est grave ?

– Non, mais il faut un peu modifier … tout. »

J’assiste alors à un véritable exercice de style. Je contemple le geste subtil et maîtrisé de l’expert qui semble avoir trouvé le compromis idéal entre les informations qualitatives que je lui ai communiquées en croyant discuter le bout de gras, et les informations chiffrées délivrées par Skynet.

Le biomécanicien passe sur à peu près tous les réglages pour un peu tout modifier. Cela va de la position des cales des chaussures à l’angle des prolongateurs. Ça se joue au millimètre. Par chance presque tous les composants du vélo ont la marge requise pour faire les ajustements. Je m’en tire – a priori – à bon compte avec seulement une potence à changer pour ajouter un centimètre. Voilà pour la posture.

Le verdict sur le mouvement tombe dans un deuxième temps. Je vais passer les détails pour arriver sans détour (en diagonale) à la conclusion : il existerait une autre façon de pédaler tellement efficace que ça en deviendrait presque euphorisant.

De praticien expérimenté mon interlocuteur a endossé l’habit de coach. Nous avons longuement discuté de la beauté du geste, du plaisir de rouler, du lien entre le corps et l’esprit.

Dans cette diagonale, je pars en quête du geste parfait.

J’ai hâte de prendre le départ.

A.8 – Départ imminent !

Demain, après un mois d’attente, je suis à Dunkerque.

Je suis on ne peut plus prêt. Le vélo est révisé, les vêtements de saison attendent sagement sur le meuble, les auberges sont réservées, le micro-tube de dentifrice est dans la sacoche, la feuille de route électronique est un chef-d’œuvre (lol). Je ne tiens plus en place.

Je fais un point météo et informations de dernière minute. Ça va m’occuper.

A.8.1 – Prévisions météo

Depuis quelques jours, le site météo annonçait tout et son contraire, au gré des humeurs du temps. A quelques heures du départ, les prévisions devraient arrêter de bouger sans cesse.

Le verdict tombe : le vent est annoncé du sud, légèrement sud-ouest. En d’autres termes, il va exactement, précisément, indéniablement, indubitablement dans le sens contraire de la trace, sur l’intégralité de l’axe Hendaye – Dunkerque. Et il va souffler fort : 30 km/h avec rafales à 45 km/h le premier jour ; puis 65 km/h le deuxième jour.

En général, le sens du vent varie un peu suivant la région. Les courants dominants ont chacun leur direction préférée, peut-être en fonction de l’influence de l’océan ou des montagnes. Je ne connais rien au sujet. Je constate juste que la carte des vents que j’ai sous les yeux ne ressemble à rien que je connais. J’ai sous les yeux l’image d’un rouleau compresseur qui écrase ma diagonale à rebours.

Ça me rappelle une sortie où le vent soufflait de côté à 60 km/h … C’était dangereux. Ça me faisait faire des écarts sur la route et ça prohibait l’usage des prolongateurs (efficaces mais pas très stables).

Là je me dis :

  • Le vent est pleine face. Il me ralentira mais ne m’empêchera pas d’aller à peu près droit (ce qui est plutôt bien sur une diagonale à la trajectoire tendue comme un string).
  • En général Météo France est plutôt pessimiste sur les prévisions : en vrai ça ne peut pas être aussi moche que ça.
  • Ce n’est pas l’ouragan Katrina non plus.
  • C’est ma première diagonale. J’accepte le traditionnel bizutage.
  • Ça va bien s’améliorer au bout d’un moment.
  • De toute façon je ne peux rien y faire. Je regrette presque d’avoir consulté ces prévisions. Lol.
A.8.2 – Informations

Nul n’est censé ignorer la loi, même à quelques heures du départ.

Là, tout de suite, le gouvernement affiche un niveau d’agitation jamais atteint. Un discours sévère est attendu à 18h. Le pays retient son souffle … .

Le verdict tombe : le couvre-feu est – schématiquement – étendu à l’ensemble de la France, sauf dans le sud-ouest. Ça tombe bien : je préfère le magret de canard au tournedos de pangolin.

Le départ de Dunkerque prévu initialement à 3h du matin se retrouve en plein couvre-feu. La feuille de route ne tient plus.

Je me donne deux heures – et pas une minute de plus – pour trouver une solution.

Je décide de laisser la trace inchangée (parce qu’elle est parfaite) et de conserver l’objectif (réaliste) de vitesse moyenne en mouvement. Je jouerai sur les heures de départ et d’arrivée des étapes.

J’ai un peu moins de 550 kilomètres à parcourir dans le nord avant de franchir la ligne de démarcation qui me fera passer en France libre (de pandémie). En pédalant de 6h à 21h les deux premiers jours, à raison de 250 kilomètres par jour, je prévois de sortir de la zone occupée (par Vin Clooney) au matin du troisième jour de voyage.

Il me restera ensuite un peu moins d’un jour et demi pour parcourir les 588 kilomètres restants. Pour mener à bien ce troisième volet, je compte sur :

  • Le repos forcé de 21h à 6h accumulé dans les auberges deux jours de suite
  • La force du vent qui devrait faiblir à partir du troisième jour
  • Le plat de la forêt landaise avant l’arrivée
  • Le fait que j’ai déjà fait bien pire lol

L’analyse m’a pris une demi-heure. J’utilise l’heure et demie restante pour appliquer les modifications d’horaires sur la feuille de route, changer les chambres d’hôtes et enterrer (rip) ma belle feuille de route électronique que je n’aurai pas le temps de mettre à jour.

Ce livre… harmonise paisiblement… et confortablement… un bien-être intérieur… que vous trouvez avec plaisir

Pour ajouter un peu de piment à l’aventure, j’apprends qu’un changement d’heure va s’opérer entre le premier et le deuxième jour de voyage. A trois heures du matin il sera deux heures. Cela portera – let me think 21h, 6h, +1h – à 10 heures le temps passé dans mon lit la première nuit, à voir défiler les heures en faisant du sur-place.

J’ai un peu l’impression de viser le trou de la serrure.

Un trou distant de 1088 kilomètres …

B – Voyage

B.1 – Premier jour

Le réveil sonne la délivrance, à 5h du matin.

Je prélève un peu de café dans ma mini-réserve et déguste la boisson à la fenêtre de l’auberge en contemplant le défilé de nuages éclairés par Dunkerque. Il y a de l’animation là-haut.

Je suis dans le voyage. Il occupe tout mon esprit. En ce moment, plus rien d’autre n’existe.

Je m’habille, religieusement, en complétant pour la première fois le rituel par un copieux badigeonnage de crème de cuissard. Tiens, ça chauffe le cul. Je me dis qu’avec la météo annoncée aujourd’hui tout ce qui est chaud est bon à prendre.

Au programme de la journée : traversée expresse de la Flandre française, de l’Artois, de l’Amiénois et du Beauvaisis. Tous ces noms évocateurs me mettent dans la peau d’un chevalier moyenâgeux, d’un éclaireur, d’un colporteur … Je m’apprête, à mon tour, à emprunter ces chemins ancestraux, comme l’ont fait mes ainés et leurs arrière-grands-parents.

En fin d’après-midi je traverserai le doux pays de Bray et le non moins doux pays de Thelle. Je passerai ensuite Gisors et plongerai de nuit dans la vallée de l’Epte en plein cœur du Vexin. Là-bas m’attend ma première chambre d’hôtes, au kilomètre 248.

Je prends un petit-déjeuner que je n’apprécie pas plus que ça. Assez de calories comme ça, me dit mon corps. Voilà venu le temps de les dépenser.

A 5h59, je suis sur le vélo en direction du commissariat. 6h03 : je tombe sur un poste de police quasi désert. Le maton tamponne ma feuille de route et marque 6h05 dessus, ce qui me fait débuter cette première journée de voyage avec 25 minutes d’avance sur la feuille de route. Étant dans l’inconnu total en termes de temps de passage (c’est une première), je vois ce départ anticipé comme un coup de pouce pour finaliser l’étape du jour avant le couvre-feu.

Je m’élance.

C’est le désert à la sortie de Dunkerque. Le vent annoncé ne semble pas être de la partie. On va mettre ça sur le compte de la nuit (en général moins venteuse) et de l’urbanisation à la sortie de Dunkerque (les bâtiments bloquent le vent).

Passé le panneau de sortie de Cappelle-la-Grande, les lumières de la ville s’évanouissent. Le GPS me fait bifurquer sur de la petite route. Charge désormais à ma fidèle compagnonnevél de me montrer le chemin avec ses beaux et puissants faisceaux. Ce qu’elle éclaire est marron et brillant. Innocemment, je m’attendais au gris mat de l’asphalte.

Ce qui devait être une route à l’origine a été cuisiné avec une recette de saison. Le vent puissant a transporté la terre des champs environnants et l’a déposée sur le bitume. Les fossés effondrés et les traces de tracteurs ont complété le travail en amoncelant tout ce qu’ils pouvaient sur feu la route. Le substrat a ensuite été copieusement arrosé de pluies abondantes, jusqu’à former une mixture visqueuse – à vrai dire plutôt dégueu et glissante – qui a tôt fait de repeindre le vélo et une partie du pilote.

Ce que j’emprunte, sur les cartes, ce sont des routes. Au contrôle StreetView, ce sont encore des routes. Sur le terrain, en automne, c’est du gravel. Je pédale dans la boue. La carte et le territoire …

Le début du trajet est plat. Malgré le vent qui me souffle sur le nez, j’avance à une vitesse supérieure aux prévisions. A ce stade je ne puise pas dans les réserves. Je randonne. Dans le noir.

Après quelques heures, la nuit cède le pas à une aube blafarde qui dévoile progressivement le décor qui va m’accompagner tout au long de cette journée : des champs, des champs et des champs, aussi loin que porte la vue.

Je suis au milieu de grandes collines assez plates pour qu’un tracteur puisse s’y déplacer sans chavirer. Le terrain est agriculteur-friendly. Apparemment cette propriété n’est pas tombée dans l’œil d’un sourd – ou dans le nez d’un unijambiste, je ne sais jamais – puisque je suis entouré d’immenses parcelles agricoles. Il n’y a plus un arbre. Juste des sillons.

A priori, les paysans du coin ont refilé le tuyau du spot à celui avec qui je partagerai aujourd’hui des moments d’une grande intensité : le vent. Ici c’est Byzance pour lui. Il n’y a rien, rien de rien qui puisse arrêter sa course folle. Il grimpe les reliefs chauves avec ardeur, prend un peu d’élan en haut et dévale de l’autre côté avec vigueur, bien dans la face du cycliste. Je traverse son royaume. Pierre. Eole. Enchanté.

B.2 – Saint-Pol-sur-Ternoise

J’arrive à Saint-Pol-sur-Ternoise.

Ce premier checkpoint est une victoire. Je l’atteins plus rapidement que prévu. Je valide ici la trace et la cohérence de la feuille de route. C’est de bonne augure pour la suite.

Je décide néanmoins d’abréger la pause planifiée dans la feuille de route. Quatre raisons à cela :

  • Il fait froid. Le vent froid et pluvieux est gérable en roulant. Moins à l’arrêt. Il ne faut pas traîner ici.
  • Il n’y a rien à faire à côté de ce panneau d’entrée de ville, à part prendre une photo-contrôle. Lol.
  • Je suis encore frais comme un gardon. Je vois cette pose comme une aberration.
  • Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend au cours de cette journée. Peut-être que je serai content plus tard de retrouver cette demi-heure additionnelle au fond d’un tiroir.

Je reprends la route.

Après chaque colline gravie, je découvre la prochaine, identique. Au bout de la trentième itération, je peux deviner les grandes lignes du scénario à venir pour les prochaines heures :

  1. Une descente qui demande de bien mouliner pour atteindre une vitesse plutôt lente
  2. Une cuvette où parfois le vent s’interrompt une dizaine de secondes
  3. Une montée interminable battue par les vents …
  4. … au sommet de laquelle je suis accueilli par des rafales.

Loin, très loin au fond de mon crâne, une petite voix se demande si c’est au moins possible de réaliser ce qu’il y a d’écrit sur la feuille de route. Je ne l’entends pas à cause du bruit du vent.

En fait, je n’entends pas grand-chose. Je n’écoute pas. Je suis absorbé dans mes pensées.

Je poursuis l’analyse des dossiers du boulot. Je pense et repense à la remarque de Gérard l’autre jour. Je réaménage chez moi. Je règle à distance une infinité de petits détails qui ne me seraient jamais venus à l’esprit en d’autres circonstances.

Le mois dernier, en l’absence d’activité physique, mon cerveau a assis son hégémonie sur ma personne. Il a commencé par s’octroyer toute l’énergie disponible (tout juste en a-t-il laissé assez aux jambes pour que ces dernières puissent le mouvoir jusqu’à un écran d’ordinateur). Il m’a ensuite envoyé des signaux de faim pour récupérer un max d’énergie. En un mois, je suis devenu une machine suralimentée spécialisée dans l’analyse et le traitement de l’information.

Le jour des vacances a sonné la mise en chômage partiel de mon cerveau. Depuis hier, ce dernier n’a plus rien à se mettre sous la synapse. Carencé en informations à traiter, il prend toutes les idées qui passent et les ressasse, les ressasse encore, inlassablement. Ça tourne en rond. C’est l’hippodrome de Longchamp dans ma tête.

Mes pensées prennent un ton grisâtre qui finit par se fondre avec le ciel.

Il faudrait, a priori, un temps d’adaptation pour laisser les nouveaux équilibres se faire. Cela arrive en général après quelques jours de voyage, naturellement. Ici, si je laisse faire, je risque de passer à côté de ma diagonale (elle ne dure que 84 heures).

Jusqu’à récemment, je débutais les voyages toujours de la même manière. Je me complaisais à me plaindre. Ma colère était libérée dans un pédalage rageur et saccadé. Je ne mangeais pas. Je forçais pendant des heures, des jours, jusqu’à épuisement total. Après seulement, les vacances pouvaient commencer.

Ma première prise de conscience date de 2017, sur la Véloroute des Fleuves. Tout juste sorti du boulot, parachuté par un bus au bord du Danube sous la pluie, j’étais parti pour ruminer.

J’ai brisé le sort d’un claquement de doigts en observant une fleur. Tout me plaisait chez elle : ses couleurs, ses textures, ses formes. En l’espace d’un clignement d’œil, j’étais devenu cette fleur. Je respirais avec elle à l’unisson, et balançais la tête avec elle au gré du vent. Elle m’a happé. Ensuite, j’ai dézoomé. La fleur poussait au bord d’une route. J’ai encore dézoomé et me suis vu sur un vélo, passant sur cette route, près de cette fleur. J’étais rentré dans le voyage, en une minute.

J’étais un gars qui pédalait. J’étais juste un cycliste.

Ce mouvement de recul n’est pas évident à réaliser parce que l’esprit adore fonctionner en circuit fermé (du moins le mien lol).

Voilà plusieurs heures que je pédale en force, le couteau entre les dents, à mener une lutte acharnée contre le vent. Il est temps de déclencher le mode voyage. Je repense aux conseils pleins de sagesse du biomécanicien. Ils focalisent désormais toute mon attention.

Alors il est où ce geste parfait, ce fameux pédaler ‘rond’ efficace comme jamais ?

Je baisse deux trois rapports, je mouline et j’écoute. Mon rythme cardiaque augmente, je respire plus fort. Je sens un puissant flux d’air et de sang alimenter le moteur. Mes jambes se délient. Je comprends d’un coup pourquoi la Kawasaki H2R est si efficace : elle est dotée d’un turbocompresseur qui la gave d’air. Plus j’accélère la cadence et plus mes jambes – exaltées – en redemandent. J’ai l’impression de m’envoler. Le temps du pistonnage poussif sur des muscles au bord de la nécrose semble être révolu.

Au fil des heures le pédalage s’arrondit, devient plus naturel et me donne un rare plaisir. Il n’y a plus d’effort. Le vent était un prétexte pour rester reclus dans mes pensées parasites. Le reste du voyage sera entièrement tourné vers cette recherche du geste et l’écoute des sensations. Je kiffe.

Je suis un gars qui pédale. Je suis un cycliste. Avec un peu de vigilance je devrais m’en souvenir.

A certains moments de la journée je me remets à pédaler carré. C’est le signe que mes réserves d’énergie s’amenuisent. Je prends alors un truc à manger et à boire, j’attends quelques minutes, et c’est reparti dans l’allégresse. Je siffle mes barres de pâte d’amande comme des cacahuètes.

Au cours de cette journée, j’ai traversé un désert. Il y a quelques semaines, il y avait encore un peu de vie dans les villages. Le bar et la boulangerie du coin brassaient quelques pèlerins. Aujourd’hui, plus rien. Toutes les conditions sont réunies pour cela : un temps à ne rien mettre dehors (même pas un chat mouillé), les bars fermés pour cause de pandémie, le boom des ventes de fours à pain et probablement une légère légère appréhension des gens à sortir de chez eux pendant cette période trouble.

Je me suis plusieurs fois demandé au cours de cette journée si mes provisions prévues pour un jour d’autonomie allaient être suffisantes. Oui, elles l’ont été, mais de justesse.

Il y a toujours une source, quelque part dans le désert.

B.3 – Frémontiers

Deuxième contrôle. Frémontiers.

Je suis un peu en retard sur la feuille de route. Je supprime la pause.

Comme prévu par Météo France, les vents se renforcent l’après-midi. Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier la corrélation entre la force du vent et l’heure de la journée. C’est désormais une soufflerie continue de 30 km/h qui se joint à la fête avec des rafales à 45 km/h, et toujours exactement entre les deux yeux, parfaitement dans l’axe inverse de la diagonale.

Il se passe un truc étonnant. Je pensais connaître le vent. Je l’ai côtoyé dans les marais Poitevins, en Hollande, en Norvège … en fait un peu partout. C’est le compagnon du cycliste. Là, il y a un truc différent. Je remarque depuis ce matin que la boussole est fixe. Je me dirige invariablement vers le sud-ouest. Le nord est toujours au même endroit, quelle que soit la route empruntée et quelle que soit l’heure de la journée. Si l’axe est un instant modifié, je sais que la route derrière la colline me remettra dans le droit chemin. C’est le signe que je suis sur une diagonale. Le concept est puissant. Le vent est d’une constance implacable. C’est une soufflerie qui pointe sans discontinuer dans le sens Hendaye – Dunkerque. Je sais que 99,9% du temps je l’aurai dans le nez et que rien ne viendra perturber ce scénario. D’une certaine manière, cette prévisibilité me rassure. Quand j’ai le vent dans la face, je sais que je suis dans la bonne direction et que j’avance vers mon objectif.

Le Beauvaisis m’accueille dans l’après-midi avec une topographie particulière : c’est tout plat et dégagé.

Le scenario suivant se répète à l’envie :

  1. Je vois le prochain village à des kilomètres, perdu au milieu d’immenses champs
  2. Je gagne environ 5 km/h en me mettant sur les prolongateurs
  3. Je présente mon front à Eole qui a tout loisir de m’asséner ses coups de butoir dans ce paysage qui n’a sans doute pas vu d’arbre depuis bien longtemps
  4. Le village se rapproche lentement
  5. Vingt minutes plus tard, le village semble être encore plus près, mais c’est pas sûr
  6. J’arrive au village
  7. Je traverse un bled fantôme où le château d’eau (ou alors les arbres épargnés par l’agriculteur du coin pour protéger sa maison du vent lol) me protège quelques secondes du vent
  8. Et rebelote jusqu’au prochain village.

Vers la fin d’après-midi, j’arrive dans le beau pays de Bray, si familier, qui me réconforte. Je trouve même une boulangerie ouverte. Je note la véritable beauté et la générosité apparente de la boulangère.

« Elles sont bonnes vos quiches ?

– Oh que oui !

– Alors donnez-m ’en trois ! »

Ce n’est pas la peine de penser, inlassablement, qu’il est nécessaire de se procurer ce livre.

Je mange la première en route. C’est celle au poulet. Elle est énorme, crémeuse et contient à peu près une demi-volaille. Un délice. Probablement la meilleure quiche lorraine au monde. Je traverse le pays de Bray satisfait, repus. Le vent, j’en ai plus rien à secouer. Le Pays de Thelle, je n’en fais qu’une bouchée. Un jour, peut-être, j’aurai le loisir d’apprécier les saveurs des terroirs traversés autre part que dans les boulangeries.

A la tombée de la nuit, je passe Gisors et j’enquille sur une piste cyclable qui plonge dans la vallée de l’Epte, en plein Vexin normand. Il me reste une vingtaine de bornes à parcourir avant d’atteindre mon lit du soir. Je suis dans les temps. Je profite d’un appel téléphonique pour faire une pause. C’est le tenancier de la chambre d’hôtes de demain qui veut savoir si je souhaite prendre le repas des voyageurs. Oui, assurément ! Je le préviens que, par contre, j’arriverai vers 21h et que j’ai un appétit d’ogre. Cela ne semble pas l’inquiéter.

En cette saison, les pistes cyclables n’en ont que le nom. Elles sont constituées d’un matelas de feuilles et de branchages arrachés des arbres par les vents. Ça glisse, c’est boueux et la sortie de route est un scénario annoncé pour qui ne ferait pas attention. Mais bon ça va, j’ai des années de VTT derrière moi et la lampe éclaire prodigieusement bien. Les lapins se comptent par centaines. Ça cogne pas mal – notamment les racines dissimulées par les feuilles – mais ça avance plutôt bien.

Cette dernière ligne courbe jusqu’au lit est réconfortante. C’est la première fois depuis ce matin que des buissons et autres arbustes me protègent un peu du vent. C’est presque dommage qu’il se soit mis à pleuvoir vigoureusement, sinon cette fin de journée aurait presque pu être clémente.

J’arrive à St-Clair-sur-Epte, en plein cœur du Vexin. Ici a été fondée la Normandie, en l’an 901. Je cherche un pieu. Pas un chat, pas un Viking dans la rue. Tout est fermé, y compris la chambre d’hôtes. J’avais pourtant eu la dame au téléphone cet après-midi pour lui confirmer l’heure d’arrivée. Il est 20h55. Il fait froid, il pleut dru, je veux un lit. J’essaye d’appeler. Je tombe sur une boite vocale qui n’accepte plus les messages. J’envoie un sms annonçant mon arrivée. Je recevrai une réponse deux jours plus tard.

« Je suis arrivé. Pierre.

– Arrivé où ? Qui êtes-vous ? »

Il est maintenant 21h passées. Je passe hors-la-loi. Je finis par crier. Un volet s’entrouvre. Je montre patte blanche. La porte d’entrée s’éclaire, s’ouvre et me voilà au chaud. A peine arrivé, la maîtresse de maison me fonce dessus et m’agresse avec un thermomètre pour vérifier que je ne suis pas porteur d’un dangereux virus. Elle est tout de suite rassurée quand elle constate que j’ai 36°. C’est bon je peux quitter mes chaussures. Imaginons un instant que le gars qu’elle a en face d’elle a 35° à cause du froid, mais qu’il est toujours vivant parce qu’un dangereux virus lui donne 1° de fièvre lol.

« Vous savez que c’est ici que la Normandie a été fondée ?

– Oui, j’ai vu le panneau. Elle est où la chambre ? »

Je me rends dans la chambre, je mets en charge le powerbank, je rentre dans le lit, je mange la deuxième quiche ultra-nourrissante (celle aux lardons. My god so delicious), je réalise que j’ai eu froid aujourd’hui et je m’endors en quelques secondes envahi de tremblements.

B.4 – Deuxième jour

J’ai passé une bonne nuit. Un sommeil efficace. Pas de crampes parce qu’hier j’ai bien bu, j’ai bien mangé et je n’ai pas forcé. Le pédaler rond fait son œuvre. J’ai hâte de poursuivre ma quête du geste. Un petit café et c’est parti dans le noir.

Le programme de la journée est prometteur : fin de la vallée de l’Epte et du Vexin, enjambée de la Seine, brève incursion dans le Mantois (ndlr : le nord des Yvelines), numéro d’équilibriste sur la frontière qui sépare le plateau St-André et le Drouais, traversée du Thymerais, flirt furtif avec la Beauce, grande traversée du Perche (la diagonale royale du coin), Gâtine Tourangelle, Val de Loire Tourangeau et dodo aux abords du plateau de Sainte-Maure.

Aujourd’hui est spécial à plusieurs titres :

  • Je traverse la Seine au petit matin, puis la Loire au grand soir : deux jalons importants.
  • Je passe par le parc du Perche que j’affectionne. Je l’ai traversé plusieurs fois sur l’axe Est-Ouest, et toujours avec plaisir. Retrouver un coin familier est bon pour le moral. Dans le sens Nord-Sud, ça va être une première. J’attends beaucoup des arbres, bosses et autres bocages de la région pour me protéger un peu du vent.
  • Et un rendez-vous m’attend : des cyclistes viennent à ma rencontre en fin de journée pour m’accompagner un bout de chemin en Val de Loire. La confrérie. Les diagonalistes !

Je dis au revoir à St-Clair et reprends la piste cyclable. Le troisième checkpoint est à quelques encablures.

B.5 – Château-sur-Epte

Après un petit détour vers la route pour aller photographier le panneau d’entrée de Château-sur-Epte, je retourne sur la piste cyclable et je dévore goulument ce qui reste de la vallée.

Passées les dernières bosses du Vexin, je m’engage dans une grande descente au milieu de ruelles endormies. La vallée de la Seine me tend les bras. Bonnières-sur-Seine : jamais entendu parler. Je traverse le beau fleuve avec émotion. Une page se tourne. Je remercie ma monture de m’avoir vaillamment supporté sur ce premier tronçon. Je savoure un instant la sérénité de l’endroit, puis je repars dans le noir. Nous ne faisons que passer. J’escalade l’autre flanc de la vallée. Je suis dans les Yvelines, en ‘banlieue’. Pourtant, dans ma tête, Paris est bien loin. Dans vingt minutes, je serai déjà dans une autre région. Je suis dans ma ‘diag’.

Je mange la troisième quiche (aux légumes celle-là, composée d’un demi-champ de citrouilles). Elle est succulente. Je suis prêt pour la suite.

Un peu avant l’aube, je suis confronté à une problématique que tous les gens qui font de l’itinérance à vélo ont déjà rencontrée. Le passage est peu ragoûtant. Aussi, si vous êtes en plein repas ou si vous prenez votre goûter alors que vous parcourez ces lignes, vous pouvez reprendre la lecture un peu plus loin. Je disais donc, je suis pris d’un besoin qui ne s’était pas fait ressentir au réveil et qui devient de plus en plus pressant. Ça arrive souvent au début des voyages. Le corps note une modification soudaine d’activité et gère du mieux qu’il peut, dès qu’il peut. Sur de si courts laps de temps et avec de si gros changements, il n’a pas le temps de tout régler. Il m’envoie un premier signal vers 6h30 du matin.

Pour avoir déjà vécu ce cas de figure par le passé – dont je passerai ici les détails inavouables (bien que marrants après-coup) – je sais maintenant gérer ce type de situation. J’ai toujours avec moi un micro-cube de savon, des kleenex et l’eau des bidons pour faire une toilette, aussi succincte soit-elle. Un cycliste qui veut le rester ne fait aucun compromis sur l’hygiène.

Je me retrouve là, sur une route de campagne toute plate, dégagée, avec des champs à deux kilomètres à la ronde. Il n’y a aucun endroit où se planquer. Une voiture passe toutes les 5 minutes. Il fait encore nuit. Je pourrais presque utiliser cette courte fenêtre de tir …

Non c’est trop tendu. Avec ces conneries je risque de me retrouver au poste pour – dans le meilleur des cas – exhibitionnisme. Je décide de poursuivre mon chemin, sans véritable espoir, parce que le jour se lève, parce qu’il n’y a pas de forêts, parce que les bars sont fermés et parce que je passe dans aucune vraie ville avant plusieurs heures.

Une demi-heure plus tard, à l’approche d’un village, je remarque une lumière fixe. Sans doute une voiture parquée d’un gars qui se prépare à aller au boulot, me dis-je. Quelques tours de pédale plus loin, je réalise que c’est autre chose. J’avance … j’avance jusqu’à atteindre une petite place au milieu de laquelle se trouve une maisonnette. La porte d’entrée est grande ouverte. Il y a de la lumière à l’intérieur. Sur la porte sont reportées les inscriptions suivantes : Toilettes publiques. Merci de laisser la porte fermée. J’ose à peine y croire. De mémoire de cycliste c’est un truc qui n’arrive jamais. Un ange veille sur moi. Je m’étais résigné depuis la veille à ne compter que sur moi pour m’en sortir ; et là, comme par enchantement, un coup de pouce vient de l’extérieur.

J’envisage le reste de la journée l’esprit léger. Il faudra juste faire attention à ne pas s’envoler. En se levant, le jour a déchaîné Eole. Météo France avait annoncé la couleur : le vent est plus fort qu’hier. C’est désormais 35 km/h avec des rafales à 65 km/h. Toujours pleine face. Effectivement, j’ai parfois l’impression de sauter en parachute lol. C’est violent, implacable.

Le Plateau Saint-André me résiste. Les éoliennes me tournent le dos. Je baisse trois rapports pour conserver un semblant de progression. Hier le vent me suggérait gentiment de ne pas avancer. Aujourd’hui, il me siffle dans les oreilles ; il m’intime l’ordre de faire demi-tour. Il y a des cyclistes qui sont devenus fous en Islande à cause de ce bruit. Je n’en suis pas à ce point, mais je commence à donner des signes d’impatience. Je commence à puiser dans mes réserves de stress. Au bout d’un moment, je crie mon désespoir sans retenue.

Petit point perdu dans l’immensité, il semble qu’un son en émane, aussitôt balayé par les vents.

B.6 – Dreux

Contrôle n°5 : Dreux.

En milieu de matinée, en guise d’accueil, Dreux me sert un cocktail de fine pluie d’hiver sur fond de bourrasques. Ca caille trop pour s’arrêter ici. Je prends une photo et je trace.

Je ne pourrais pas affirmer que traverser le Thymerais est aussi simple que de déposer une lettre à la poste. Incorrigible, je retombe dans les travers de la veille. Je me bats contre le vent. Dès que j’arrête de pédaler, je recule. J’enrage de ne plus bénéficier de l’effet d’inertie. Moins j’avance, plus j’envoie de gros braquets pour compenser. Incorrigible. A quel âge devient-on sage déjà ?

Et puis, comme hier, je me rappelle à l’ordre. Je suis un gars qui pédale. Je suis un cycliste. A cette simple pensée, je me remets à mouliner. Le vrai combat est contre moi-même. Rester vigilant. Le pédaler rond revient, je retrouve les sensations.

Je note malgré tout de contacter l’auteur de l’étude sur l’état des forêts en Europe pour lui demander sur quelles données il se base pour affirmer que jamais elles ne se sont aussi bien portées. Il n’y a que des champs à perte de vue sa mère.

Je réalise que ça fait plusieurs heures que je n’ai pas vu de boulangerie. Mes barres de céréales fondent comme neige au soleil. Je commence à rationner. La situation aurait presque été tendue si je n’étais pas tombé sur ce ravitaillement providentiel : une épicerie de village.

Echange rapide avec la daronne :

« Elles sont bonnes ces pâtisseries ?

– Non, elles me bourrent.

– Alors donnez-m’en trois ! »

Je débranche ensuite ce qui reste de mon cerveau et demande à mon corps de choisir ce qu’il veut dans le magasin. Je me retrouve quelques minutes plus tard à la caisse avec de l’eau, une canette de coca, un fromage et des tonnes de cochonnaille. A cet instant, je sais que la journée va être bonne. A la sortie, je démonte les pâtisseries. L’air glacial me rappelle que je suis en sursis ici à l’arrêt. Il faut vite décamper. Chargé en sucre jusqu’au bout des ongles, je démarre façon dragster.

B.7 – Perche

Au bout d’un moment, à quelques reprises, je vois un peu de vert à l’horizon. Il y a des bandes d’arbres au loin. S’ils n’ont pas été coupés, c’est qu’ils sont difficiles d’accès. Ça veut dire que la zone n’est pas cultivable facilement. Pour sûr il y a des bosses là-bas. Des vallées, des descentes et des montées. Un nouveau territoire me tend la perche (ndlr : jeu de mot avec le nom de la région. Surtout ne faites pas ça chez vous).

Un peu plus tard, je croise des chevaux à l’allure singulière : ils sont gris, musclés et ont des gros sabots. Salut les amis ! Les percherons m’accueillent dans leur beau parc.

Je suis à domicile (mon second chez-moi) sur de belles petites routes vallonnées et protégées du vent par les arbres. Je savoure ces quelques heures de répit et recharge par la même occasion mes batteries côté moral.

Je sais, arrivé ici, que plus rien ne pourra m’arrêter.

Au sixième contrôle (Le Gault) je découvre le sud du Perche. Il est dominé par d’immenses collines aplaties séparées par des petites vallées encaissées, un peu comme les touches d’un clavier d’ordinateur.

Le temps abat une nouvelle carte en invitant les grosses saucées à la fête. Plus je monte, plus ça tombe dru. Sur la tête des collines c’est le déluge. Avec le vent violent, cela donne ce que l’on appelle un vrai temps de merde. Ça finit par donner le hoquet au GPS qui prend-perd-prend-perd la charge et émet un bip toutes les cinq secondes.

Je m’arrête un instant pour vérifier ce qui se passe, et pour pisser. Tout a l’air ok côté connectique. Il y aurait-il du jeu dans la prise ? Je me décale sur le bas-côté pour laisser passer une voiture. Mon pied s’enfonce profondément dans la boue. Il faut pas rester là. Trop de pluie, de gluant, de vent, de froid. Je verrai cette histoire plus tard. Pour le moment, je vais désactiver le son du GPS qui commence sérieusement à me les briser.

Je fais un micro-arrêt dans un micro-village au fond d’une micro-vallée pour manger un macro-fromage. C’est calme ici. Les maisons sont creusées dans les falaises. Il y a une ambiance de fête et de chaleur humaine.

Ma chaîne grince. Je l’entends dans les villages en passant le long des murs. Après un jour et demi de crachin et avec les coups de semonce de cet après-midi, elle fait un vieux bruit façon ‘tonton ressort son vélo de la grange’. Ça me fait – réellement – de la peine pour elle. Au détour d’un village, je tombe sur un petit garage de campagne. Je fais un petit signe de tête dépité au garagiste en lui montrant la chaîne. Cela ne fait ni une ni deux : comprenant mon embarras, le mécanicien se saisit de sa petite burette d’huile et fait honneur à sa profession en réalisant le geste parfait sur une chaîne qui ne s’en remet toujours pas d’avoir été l’objet de si douces attentions.

B.8 – Monthodon

Contrôle n°7.

Malgré la suppression des pauses prévues aux contrôles, j’ai une heure de retard sur la feuille de route. Il est possible que j’arrive au lit après le couvre-feu. J’appelle mon hôtesse du soir qui négocie un peu – pour le principe – avant de me confirmer qu’elle me servira quand même le souper malgré l’heure tardive.

En fin de journée, le vent se calme un peu, les nuages se dispersent et des reliefs s’aplanissent. J’ai même droit à une mince bande jaune de coucher de soleil loin à l’horizon (à droite de la diagonale lol).

Le Val de Loire est proche, je le sens. Je reconnais cette ambiance. Le fleuve qui m’a vu naître est à portée de roues.

Je suis bien ici. J’improvise un plateau repas sur les prolongateurs et déguste de la charcutaille arrosée de coca.

Ce que j’adore dans le voyage à vélo, c’est l’alternance des moments critiques et des moments de répit. Plus on en chie et mieux on profite des bons moments. J’ai passé un cap. Je fête ça à ma manière. Je kiffe.

Cette énergie nouvelle me sera utile pour bien terminer cette journée.

Je me prépare pour un sprint. J’ai un rendez-vous. Du style des rendez-vous immanquables. Je vais voir des gens. Pas ceux qui foncent dans des cages d’acier. Non. Je parle de ceux qui pédalent, comme moi. Et pas n’importe lesquels. Les diagonalistes. Ils viennent à ma rencontre.

Ils me font l’honneur de leur présence. Le moins que je puisse faire, c’est d’arriver à l’heure. Je consulte la feuille de route. Bon. Je suis à quarante kilomètres du point de rendez-vous. Je prends l’ETA (ndlr : rien à voir avec le pays Basque. Ici, c’est l’heure d’arrivée prévisionnelle) du document et j’ajoute les 45 minutes de retard accumulées depuis ce matin : ça me donne l’heure d’arrivée que je texte à mon contact de Tours. Je suis excité comme une puce. Petit point perdu dans l’immensité noire, je retrouve du sens.

Je mets un coup de turbo et me voilà dans la banlieue tourangelle. Quelques gilets jaunes stationnent au détour d’un rond-point. Ils ne font pas de manif. Ca ne peut être qu’eux, avec leurs randonneuses rutilantes …

B.9 – Le fief tourangeau

Je suis accueilli avec une petite tape amicale sur l’épaule qui me fait faire trois fois le tour de mon slip.

Il est 20h30, il ne faut pas traîner.

Ce qui attend en vous… décide devant vos yeux… et de plus en plus… un moment indispensable… pour votre autonomie

Nous enfourchons nos montures et nous nous engageons dans les petites ruelles tourangelles. Jamais je n’ai eu escorte aussi prestigieuse. C’est chouette de rouler à plusieurs. Nous prenons la ville d’assaut. Pour préparer mon arrivée, mon ami sariste a activé le réseau local, si bien qu’un nouveau diagonaliste émerge à chaque carrefour et vient à notre rencontre pour discuter, pour prendre des photos, pour créer du lien. Je suis sincèrement ému. Après deux jours à me faire gifler par le vent, je me retrouve comme au coin du feu en famille.

A priori, le chemin que j’ai suivi pour venir ici est atypique. Je réalise que j’ai passé deux jours sur des belles petites routes. Les villages traversés étaient charmants (bien que morts). La circulation était inexistante. Un scénario bien éloigné de l’idée qu’on se fait des diagonales.

Néanmoins, la dernière route que j’ai prise pour arriver ici sur une vingtaine de kilomètres a tellement mauvaise réputation que la plupart des diagonalistes évitent Tours plutôt que d’avoir à l’emprunter. C’est une grosse départementale avec normalement beaucoup de circulation. Ce dimanche soir à 20h j’ai bénéficié de l’effet pré-couvre-feu : j’avais la route pour moi tout seul. J’ai franchi la barrière. J’ai pris le trou de verre. Me voici dans le sanctuaire, le repaire des diagonalistes.

Pendant la traversée de Tours, je constate que l’on reste sur ma trace. Je fais part de mon étonnement à mes camarades. Leur réponse me laisse sans voix : ils ont jeté un coup d’œil au trajet au format électronique que je leur ai communiqué avant d’arriver. D’ailleurs il est bien ce trajet ; tellement bien qu’ils ont décidé de me faire traverser la ville dessus (avec quelques variantes annoncées à l’avance). Je suis très curieux de savoir qui l’a dessiné. Peut-être l’un d’entre eux ?

J’ai beau regarder, je ne vois pas de GPS sur leurs vélos. Une simple lecture de la carte leur a permis de visualiser. Ils font un lien direct entre la carte et le territoire.

Je réalise qui est en train de rouler à mes côtés. Des purs, des durs qui connaissent la France sur le bout des doigts ; et qui la parcourent sans relâche depuis des décennies au guidon de leurs belles randonneuses.

Nous traversons la Loire sur la passerelle piétonne. Le groupe se disperse. Nous poursuivons à deux avec mon ami sariste jusqu’à la sortie de la ville, et faisons un arrêt à l’endroit où nos chemins se séparent. Il me laisse une mini canette de Schweppes (un coca), une banane (très énergétique) et une clémentine. Je n’ai pas envie de décoller mais le couvre-feu approche et je ne voudrais pas mettre mon compagnon dans le rouge. Nous nous disons au revoir.

Le concept de diagonale me saute en pleine-poire. Il s’adresse à toute personne dotée d’un bicloune et assoiffée d’aventure. Que dis-je : totalement déshydratée d’aventure. Je réalise que mes acolytes expérimentés de Tours peuvent, d’un coup de tête, prendre leurs montures et atteindre n’importe quelle ville de France tout droit les yeux fermés, dans des délais qui dépassent l’entendement.

Je repars dans la nuit, le cœur léger.

Le trajet me sert une ravissante petite route boisée. La forêt me protège. Le vent n’existe plus. Au plus, je devine sa présence dans le ciel. Je parcours onze kilomètres dans le noir complet. Je suis sur la route la plus isolée du monde. Seul. Je suis bien ici. J’aime décidément bien rouler la nuit. J’ai trouvé la paix que je suis venu chercher. J’aime ce voyage.

Je quitte la trace pour rejoindre la chambre d’hôtes. Mon téléphone prend le relai côté navigation pour les derniers kilomètres. Plus les minutes passent et plus je m’éloigne de la civilisation. J’ai du mal à m’imaginer voir surgir une maison du fond de cette cambrousse. Encore moins une auberge. Me serais-je perdu ? Dans la précipitation du départ, aurais-je réservé dans une ville au nom approchant, mais pas du tout au même endroit ?

Je finis par arriver devant quelques arbres un peu taillés perchés sur un petit muret. Il y a ou il y avait de la vie ici. Je trouve un portail un peu délabré. La sonnette est défoncée. Ça n’a pas l’air habité ici. Et je ne vais pas insister. Je ne voudrais pas réveiller Dracula. Je prends mon téléphone et appelle la chambre d’hôtes. J’entends la dame une seconde, je n’ai pas le temps de décrocher un mot, et mon téléphone périclite. La quart d’heure de GPS à l’arrivée l’a achevé.

Quelques instants plus tard, avant même que je jette mon téléphone dans le fossé, une lueur apparaît derrière l’antre de Belzébuth. Il y avait une deuxième maison. Une petite dame en sort. Elle m’attend. Je suis arrivé. J’ai fait 262 kilomètres aujourd’hui.

L’accueil est charmant. Comme il est un peu tard, mon hôtesse me laisse juste le temps de poser mes affaires dans la chambre avant de me convoquer dans le salon cinq minutes plus tard. Je passe mon petit short décontracte, enfile mes tongs et bois d’une traite la canette de Schweppes laissée par mon ami de Tours. Jamais, au grand jamais, boisson ne fut plus succulente.

Je descends. Mes jambes me rappellent gentiment dans l’escalier qu’elles ont pédalé deux jours de suite. Le salon est super, super-cosy. C’est une très grande pièce rustique aux couleurs chatoyantes, au centre de laquelle trônent un feu de fois et quelques chats. Dehors, c’est la piscine.

Une grande table en chêne massif m’appelle. Je m’y installe et me rue sur le pichet de vin rouge (après avoir demandé la permission) pendant que Madame s’affaire en cuisine.

Puis un plat fumant arrive sur la table. C’est des pâtes à la carbonara. Le choix me fait sourire. Mon hôtesse s’est concertée la veille avec son mari pour déterminer ce qui pourrait convenir à un cycliste affamé. Difficile de faire mieux. Ils servent le même plat à Bédoin, au pied du Ventoux. C’est généreux. Autant de fromage et de lardons, ce n’est pas raisonnable.

Je me débarrasse de mon assiette, mets le plat à la place et je le dévore intégralement. Je décline l’étape fromage (par un rot gênant). Nous discutons de tout et de rien. Puis arrive sur la table un gros gâteau. J’indique à mon hôtesse qu’il aurait été plus prudent d’apporter une seule part. Délicieux le dessert. J’en salive rien que d’y repenser.

La chambre est très accueillante. Je vis ici l’étape rêvée. Un vrai conte de fées. Je vais pouvoir recharger les batteries avec un bon sommeil (pour moi) et une bonne prise de courant (pour le powerbank). J’espère que mon GPS va tenir. Il m’a fait quelques frayeurs cet après-midi après les trombes d’eau qu’il a reçues sur la tête.

Demain est une belle journée, normalement ensoleillée, et avec un vent modéré. Je consulte Météo France une dernière fois et découvre que finalement les orages seront de la fête l’après-midi. Tiens c’est étonnant à cette saison. La ligue des éléments … . Mais je m’en fous. J’ai accepté de ne pas avoir la météo pour moi.

Demain matin je passe en France libre.

B.11 – Troisième jour

Réveil (très) matinal. J’ai dormi d’un sommeil profond. Une petite toilette et je descends prendre le petit déjeuner préparé la veille.

C’est délicieux. Deux chats viennent se frotter à ma jambe pendant que je me tape le thermos de café. Le salon est d’une rare convivialité. Je suis bien ici. C’est le genre d’endroit où je resterais bien des semaines. J’ai rarement été aussi bien accueilli. Mes hôtes se sont vraiment montrés aux petits soins.

Un peu plus tard, le portail de la maison se referme sur moi et mon vélo, dans la nuit. L’aventure continue. Le vent semble s’être calmé. Il fait un peu frais, mais c’est agréable.

J’ai une drôle d’impression. Je ne sais pas d’où ça vient. Je ressens comme une présence. Je regarde un peu à droite, à gauche … en bas … puis je finis par lever le nez. Je suis saisi par un spectacle qui défie l’imagination (d’un parisien) : le ciel est constellé de millions d’étoiles. J’étais déjà passé au même endroit de nuit lors du BRM de Flins. J’avais eu le même choc. Ici c’est tellement paumé qu’il n’y a pas de pollution lumineuse. C’est très rare en France. Au-delà du rêve éveillé, ce ciel dégagé annonce une journée ensoleillée. Quel beau voyage je suis en train de faire !

J’ai trente kilomètres à parcourir sur le Plateau de Sainte-Maure. Après, Vin Clooney pourra aller se coucher : je passerai en France libre ! Au programme de cette dernière journée, pas mal de coins que je ne connais pas ou peu : Richelais, Châtelleraudais, Poitevin, Civraisien, Ruffécois, Cognaçais, Haute-Saintonge et Libournais. Je traverserai ensuite la Garonne à Langoiran dans l’Entre-deux-mers. Enfin, Graves, Grande Lande, incursion en Pays de Born, Marensin et Maremme. Et final au pays Basque : demain à 18h je serai à Hendaye après 578 kilomètres de pédalage.

J’envisage cette dernière traite avec sérénité. La rencontre de la veille avec les diagonalistes m’a réchauffé le cœur. L’hébergement de la veille m’a totalement rasséréné. J’ai eu deux nuits de sommeil réparatrices. Le temps s’annonce clément, à part quelques orages. Le dénivelé est modéré. Les régions traversées s’annoncent superbes. Mes jambes vont bien. Mon cul aussi. A noter qu’il s’est fait oublier depuis le début de ce voyage parce qu’il repose désormais sur une selle de la plus belle facture, à faire pâlir de jalousie les canapés en cuir les plus confortables. Aussi, mon organisme a fini par comprendre ce que je lui demandais : il s’est enfin décidé à débrancher le cerveau pour rediriger l’énergie vers les fonctions qui servent réellement au plaisir du cycliste.

Il y a juste ce GPS qui fait n’importe quoi depuis hier …

Je dédie cette journée à ma monture qui s’est brillamment illustrée sur ces deux jours. Malgré vents et marées, elle est restée imperturbable. Aujourd’hui c’est la part du lion que je lui offre. Le tracé qu’elle aime par-dessus tout : des longues lignes droites. Ce sont des moments que j’apprécie aussi. Tu te poses confortablement sur les prolongateurs et le rail qui te sert de vélo enquille tranquillement les kilomètres. Là il n’y a plus de logistique, plus de navigation, plus rien pour te distraire. Il n’y a que du pédalage pur sur fond de paysage qui défile. Un peu d’eau et de nourriture de temps en temps, éventuellement un peu de musique dans l’oreille droite, et j’entrerai dans la bulle du voyageur. J’en salive d’avance.

Je m’enfonce dans la nuit. Une légère brise vient me taper sur le nez. Elle est la bienvenue. Je n’aurai pas à m’arrêter pour me désaper. Je suis un gars qui pédale. Je suis un cycliste. Je suis tout à ce que je fais.

B.12 – Marcilly-sur-Vienne

Un panneau. Marcilly-sur-Vienne. Le huitième checkpoint. Ça y est je passe en zone libre (Clooney, ça faisait plusieurs mois que tu nous les brisais. Adieu.). A partir de maintenant, c’est d’une traite jusqu’à Hendaye. Feu le couvre-feu.

Le jour m’accueille dans le Châtelleraudais avec du soleil et des longues lignes droites. Je suis dans le trip. Je pédale. Rien ne viendra perturber ce mouvement, rien de … merde j’ai crevé ! Bon. Au moins une pause que je n’aurai pas volée. De toute façon, mon pneu avant était trop gonflé. La suite du voyage n’en sera que plus confortable.

B.14 – Poitiers

Contrôle 9.

A Poitiers, je croise le premier cycliste (non diagonaliste) depuis trois jours. On discute dix secondes et on se quitte à un feu presque rouge que je prends, laissant mon homologue derrière moi. Dommage j’aurais vraiment apprécié discuter un peu avec lui.

Je réalise que j’ai avalé soixante-dix bornes sans m’en rendre compte. Je suis passé en mode machine. Limite mon vélo a plus de sentiments que moi. Je viens de me taper le Richelais et le Châtelleraudais. Je garde le Poitevin pour le dessert.

A la sortie de la ville, je me recale sur d’autres longues droites, allongé sur les prolongateurs, et profite de l’instant. Je me gave de vélo. J’en suis presque honteux. La stabilité de ma monture est impériale. Elle aussi est tout à ce qu’elle fait.

Cependant, il y en a un qui m’inquiète : c’est mon GPS. Il affiche une batterie vide et le témoin de charge s’éteint de plus en plus souvent. Je titille le câble sans conviction.

Un peu plus loin, je trouve une boulangerie que je dévalise. La tenancière a découvert que le paiement sans contact pouvait se faire au travers du plexiglas. Ainsi, elle reste bien protégée dans sa cage de verre. J’hésite à lui demander si elle envisage un jour de balancer les viennoiseries à ses clients avec un lance-pierre.

Juste après-moi, dans la file d’attente, il y a un gars un peu éteint qui regarde mon gilet (fluo), me scanne des pieds à la tête, et finit par se décider à commander un Paris-Brest. Il vient me rejoindre à la sortie pour discuter. Il me laisse sous-entendre que c’est ni le temps, ni l’endroit, ni le contexte pour faire du vélo. Il voit dans ma démarche l’ultime sursaut pour résister à la morosité ambiante. Il me fait part de son envie de se remettre en selle. Puis il s’en va, emportant sa déprime avec lui.

La route de Ruffec reste bien rectiligne, à perte de vue, et bien dans l’axe de la diagonale. Je fais du foncier. Quelques rangées d’arbres éparses viennent protéger le paysage de la vue de la route.

L’après-midi est déjà bien entamée. Le ciel commence à changer de ton. Jusqu’à présent j’avais, sur fond de soleil rasant, un ciel bleuté et tacheté de nuages blancs (presque caricaturaux, comme un enfant aurait pu les dessiner). Au fil des heures les nuages grossissent et se parent de couches dans tous les niveaux de gris. Ils s’arrondissent et descendent sur terre, comme de grosses bulles. Il y a dix ans, dans les Alpes, voyant des gros nuages débouler de derrière les crêtes, j’avais demandé à un randonneur si cela annonçait de l’orage. Il m’avait répondu que si ces nuages étaient menaçants, c’était qu’il y avait une menace. Ici sur cette route je ne sais pas sur quel pied danser. Ces nuages sont intrigants. Je me dis que je n’aimerais pas me retrouver dessous, vu la force qu’ils semblent dégager. Ils me font penser – toutes proportions gardées – aux supercellules que l’on croise dans la Tornado Alley aux Etats-Unis. À tout moment je m’attends à voir un bras en sortir pour aspirer le sol. Pour une raison que j’ignore, ils traversent le paysage en travers de la diagonale (de l’Ouest vers l’Est), c’est-à-dire pas du tout dans le sens du vent.

Peut-être que les cyclistes ont leur vent à eux.

B.15 – Ruffec

Je passe entre les gouttes, atteins Ruffec (CP n°10) et découvre une ville tout juste passée au karcher. Elle a eu moins de chance que moi. Je trouve un bar (oui, parfaitement, un bar ; le premier depuis deux jours et demi) dans le centre-ville. Je commande un double-café. Un délice. L’extase.

Le Poitevin et le Civraisien sont pliés. Ça commence à sentir le sud.

Je décolle comme une fusée, je m’arrache de la ville, puis j’active le doux moteur ionique qui me propulse tranquillement vers la suite de l’aventure.

Avant la tombée de la nuit, je trouve une supérette. L’endroit et le timing sont parfaits. C’est providentiel. J’en ressors avec des beignets bien gras, des bananes (sur les conseils de mon ami de Tours), des snikers, du fromage, et un atout.

Je connais bien maintenant la phase de la nuit où les yeux se troublent, où il faut lâcher un peu les prolongateurs pour ne pas s’endormir dessus, et où il n’est pas question de s’assoupir dans un fossé sous peine de se réveiller cryogénisé. C’est en général vers cinq heures du matin. Les boulangeries ouvrent deux heures plus tard. Il y a deux heures de non-droit à gérer. L’atout en question, c’est une micro-canette de Redbull (une première).

Avec toutes ces provisions, je m’élance confiant vers la suite de l’aventure.

L’étape du Cognaçais est vallonnée. C’est l’épisode des longues montées et des grandes descentes au milieu de vignes.

Je me tape une banane par bosse. C’est très bon les bananes. La prochaine fois, j’installerai un filet porte-bananes sur le guidon.

Pour avoir traversé plusieurs fois la région en été, je trouve que le coin est moins sexy en automne. Il n’y a plus de vie. J’étais content moi de croiser le chemin de nuages d’insectes en route pour les vendanges. Là, il fait un temps à ne pas mettre une pince dehors. C’est mort. Les habitants hibernent ou alors prennent leur cage d’acier pour aller au supermarché à cinquante bornes de chez eux. Il y en a peu, mais ils roulent vite. Un vélo, ici, maintenant, sur cette route, c’est un artefact, un moucheron sur la vitre.

La nuit tombe. Je me rends compte que je n’avais pas rebranché la dynamo après la crevaison de ce matin. Je m’arrête sur le bas-côté au détour d’un petit village pour rétablir l’éclairage. Une voiture s’arrête, un gars en descend et me demande si j’ai besoin d’un coup de main. Je suis sincèrement touché par son geste.

Au fil des heures, les vagues du relief se creusent. Elles sont de plus en plus grosses alors que je m’approche de la Haute-Saintonge. Reste une dernière bosse, bien balaise, puis une grande descente me fait passer de l’autre côté, dans un autre monde. Je suis déjà passé par là. La dernière fois, c’était pour aller à Compostelle, avec mon petit vélo Hello Kitty.

Je vois au loin une autoroute très lumineuse. Elle m’hypnotise. Je m’en écarte et je m’enfonce dans la nuit.

La trace me fait passer par quelques sentiers riverains, puis me propulse sur de minuscules routes de campagne bien rustiques. J’en suis limite à me demander si je ne vais pas me retrouver les deux roues plantées dans un champ. Garmin m’a déjà fait le coup plusieurs fois. Mais là, j’ai confiance dans la trace. Le mappeur inconnu (ndr : si tu te reconnais, fais-moi signe) a conçu un bijou.

Au milieu d’une montée, je jette machinalement un œil sur l’écran du GPS : l’écran est éteint. J’essaye de le ranimer : rien. Je descends du vélo et vérifie la connectique : rien de rien. Je titille un peu le câble : toujours pas de pouls. De toute façon je n’y vois rien sur cette micro-route qui n’en a que le nom. Je vais bouger jusqu’au prochain croisement. J’aviserai ensuite.

Je remonte sur le vélo, enclenche une pédale automatique, prends un peu d’élan avec l’autre pied … mais apparemment pas assez pour me lancer, parce que m’écroule comme une merde sur le bas-côté, toujours accroché au vélo. Comme j’avais laissé la sacoche de cadre ouverte, tout s’est vidé dans le fossé. Bon. Je me retrouve à farfouiller à tâtons dans la boue obscure pour retrouver mon téléphone. Trouvé ! J’ai maintenant une source de lumière. J’utilise cette dernière pour repérer powerbank et portefeuille. Vus ! Ils sont assez profondément enfoncés dans la glaise. J’ai de la chance, ils n’ont pas été piétinés par les sangliers.

Je termine la montée un peu songeur …

Je sais que je suis proche du prochain checkpoint. Je ferai le point là-bas.

Arrivé au croisement, je repère une voiture arrêtée avec quelqu’un à l’intérieur. Un truc qui arrive rarement en pleine campagne à cette heure. Ça serait osé d’évoquer la bonne étoile, alors je m’abstiens lol. Je profite de l’opportunité et je demande au conducteur comment on va à Barbezieux.

« C’est les lumières qu’on voit là-bas ?

– Oui. »

A peine cinquante mètre plus loin, je trouve une piste cyclable qui semble aller là-bas. Je l’emprunte. Après une dizaine de minutes, le GPS se rallume le temps de confirmer que je suis sur le bon chemin ; puis il s’éteint de nouveau.

B.16 – Barbezieux

J’arrive aux lumières en question. Elles viennent d’un entrepôt. La ville doit être plus loin. Je traverse une route et je poursuis mon chemin sur la piste. Un quart-d ’heure plus loin, je suis dans le noir complet. Il n’y a rien après. Je n’ai rien vu du bled. Je l’ai traversé comme un fantôme. Aucune pancarte, aucun nom de ville. Rien à photographier. Si je ne peux pas prouver que je suis passé à Barbezieux, ma diagonale est invalidée. Merde.

Je réalise que j’ai oublié de checker cette ville au moment de la conception de la feuille de route. Pourtant j’avais vu le coup venir sur la piste cyclable de la Vallée de l’Epte et j’avais – à grand renfort de Street View – dérouté la trace un court instant vers une départementale pour aller choper un panneau d’entrée. Mais ici, pas vu.

Je bougonne un peu, puis je fais demi-tour jusqu’à l’entrepôt, à l’endroit où la piste croise la route. Je jette un bref coup d’œil : à droite, la route donne … sur les ténèbres ; idem à gauche. Avec mon ami l’entrepôt, nous sommes seuls au monde. Petit et moyen point noyés dans l’obscurité.

Je m’arrête pour faire un point de situation. C’est pas l’endroit rêvé, mais au moins il y a un peu de lumière et une surface maçonnée où stationner sans risque de s’embourber.

Je mange un beignet. Très bon le beignet. Je me tape les quatre.

Je me donne quelques minutes pour statuer sur trois sujets (pas plus, parce que si je reste ici comme ça, le froid va me saisir, sud ou pas sud ) : où suis-je, où vais-je ? et comment ? (ndlr : et dans quelle étagère ?)

Pour répondre à la première question, je sors mon téléphone et j’active la puce GPS. Je ne fais ça qu’en cas de force majeure, car activer le GPS sur mon téléphone, c’est comme servir un milkshake à Gargantua. Il me dit que je suis à Barbezieux, précisément sur le checkpoint, à la jonction entre deux segments. Je dézoome un peu sur la carte. Il n’y a rien à l’écran qui ressemble à un centre-ville. Si ça se trouve, je suis dans une de ces bourgades ultra-étendues avec juste un maire quelque part pour percevoir les taxes d’usines disséminées à cinquante kilomètres à la ronde, dans la ‘zone d’influence’.

Si vous êtes arrivé jusque là, ce n’est pas nécessaire de cliquer sur le lien ci-dessous. Mais qui sait … si d’aventure … ?

Voilà ce que je vais faire pour ce onzième contrôle : je vais photographier l’entrepôt et faire une copie d’écran de ma position dans Google Maps. Je m’exécute. Pas de selfie ce coup-ci.

Je dévore un succulent fromage. Il disparaît en quelques secondes sans demander son reste.

Pour répondre aux deux autres questions, je commence par établir un bilan de santé de mon GPS. Je déballe les sacoches et je sors un câble de charge tout neuf que je teste avec le powerbank : toujours rien. Il faut que je me rende à l’évidence : mon petit boitier magique est raide. RIP.

La feuille de route indique que quarante bornes de piste cyclable m’attendent jusqu’à Clérac. Vu la continuité du tracé et la qualité apparente des aménagements (c’est une Eurovélo, en général assez bien signalée), je me dis qu’il y a peu de chances que je me paume dessus. C’est cadeau. Ce fin ruban d’asphalte me fera passer du Cognaçais à la Haute-Saintonge. Comme je commence sévèrement à me les peler, je décide de reprendre la route. Je terminerai le plan d’action en chemin.

La piste est la version trash de celle de la Vallée de l’Epte. Un peu comme Brigitte Bardot 50 ans après. Le sol est recouvert d’un gros matelas de feuilles parsemé de branches. Je pense que personne n’a mis les pieds (ou les roues) ici depuis fin août. Des enchevêtrements serrés d’arbres et autres buissons forment des murs végétaux à bâbord et tribord, et se rejoignent dans le ciel pour former une voûte d’où descendent des lianes. Ici, la piste on ne la voit pas, on la devine. Le tout saute de colline en colline, avec à la clé de belles descentes.

C’est l’endroit rêvé pour une sortie VTT du dimanche matin. Là, le contexte est un peu différent. J’ai 260 bornes dans les pattes depuis ce matin (et 758 depuis avant-hier), il fait nuit noire, il fait froid, j’ai plusieurs heures de retard sur la feuille de route, mon GPS est en rade, la batterie de mon téléphone n’est pas au mieux de sa forme, mon vélo n’est pas adapté à ce type de terrain et je ne peux pas quitter cette piste au risque de me paumer.

Comment on dit déjà ? Jamais deux sans trois ? Depuis le début de ce voyage, j’ai le droit à ma petite crise quotidienne. Je me remets à pédaler avec acharnement, je bougonne, je cours contre le temps, je me plains de ces p****** de barrières qui m’obligent à poser le pied tous les cinq-cents mètres.

Il me faut une vingtaine de minutes pour réaliser ce que je suis en train de faire. La cloche de la vigilance sonne. Je prends un peu de recul. Je me regarde dans les yeux. Ce que je vois dans ce regard, c’est le tourment. Ça me fait marrer de voir ce que le cerveau peut charrier comme pensées négatives quand on le laisse faire. J’élargis ensuite le cadre et je me vois sur une piste. Je dézoome encore et vois cette piste qui serpente sur les collines. Dessus se trouve un petit point, presque imperceptible, qui semble se déplacer. C’est un cycliste. Ce cycliste, c’est moi. Je suis de nouveau dans le voyage.

Ici et maintenant, je roule. Je suis tout à ce que je fais. Ma lampe éclaire la scène avec ses faisceaux bien larges, du sol à la cime des arbres. Le décor est magnifique. Je change de braquet. Le cadre s’anime. J’imprime une belle trace, bien régulière, sur le tapis de feuilles. L’endroit regorge de vie. Je suis sur le territoire des chats et des lapins. Ici, nous trouvons la paix (eux trouvent également ici la bouffe et la baise, mais ça c’est un autre sujet).

Une fois la vélocité retrouvée, je sens l’énergie revenir dans les jambes. Je respire. Je redeviens sensible à mon environnement. La moindre couleur, la moindre brise, le moindre mouvement me touchent au plus profond de mon être. Je suis là. Je revis.

C’est peut-être à ce moment que ça a dérapé.

Le terrain est ludique. Je suis joueur. Nous nous sommes trouvés. Il y a du pilotage dans l’air. Les règles du jeu sont simples : conserver la meilleure vitesse possible, ne pas se cramer, ne pas se vautrer et ne pas défoncer le vélo. Je mets un coup de patin à l’avant et à l’arrière pour me faire une idée de l’adhérence, puis me voilà lancé dans le niveau 1. A l’exception de quelques embardées, je le passe assez facilement. Je deviens doux avec les freins, tellement doux que mes manettes m’ont donné un surnom : soupline. Le niveau 2 se corse avec l’arrivée des grosses branches et autres racines qui jonchent le sol feuillu. Le niveau 3 convie les virages glissants à la fête. Et le dernier niveau combine tout ça avec des grandes descentes façon wow !

Je me vois encore foncer là-dedans, exalté, à franchir les barrières au millimètre, à freiner de plus en plus tard, à relancer dans les descentes, à me taper les lignes droites allongé sur les prolongateurs … . Oui, je suis tout à ce que je fais, en plein kiff. Loin, très loin, ma petite voix se demande si c’est vraiment raisonnable ce que je suis en train de faire.

A plusieurs reprises, la piste est fermée pour cause d’inondations. Je dois quitter temporairement mon fil d’ariane pour contourner. Je me retrouve sur des départementales inconnues qui – j’espère – me permettront de rejoindre la trace un peu plus loin. Pour savoir si je contourne par la droite ou la gauche, je m’en remets au hasard. Si, au bout d’un kilomètre, je vois que la route s’éloigne trop de la trace, je fais demi-tour et je contourne par l’autre côté. Quand je ne sais vraiment pas par où passer, je m’arrête et je consulte ma position sur le téléphone. A chaque fois je parviens à retomber sur la trace, mais au prix d’un retard croissant sur la feuille de route. Chaque kilomètre est une victoire.

Toutes les dix minutes, mon GPS se rallume quelques secondes. Les vibrations concentrent ce qui reste de jus de batterie et réveillent la petite bête d’entre les morts. Je vois bien qu’elle se démène pour continuer à indiquer la route. Elle fait de son mieux. Mais elle manque désespérément d’énergie et retombe à chaque fois dans un sommeil que j’espère – cette fois – définitif. Ces chauds et froids agissent sur moi comme un ascenseur émotionnel.

Arrivé à Clérac, je pose un baiser au sol. Tendres retrouvailles avec l’asphalte.

Le plan d’action est prêt. Je ne sais pas d’où il est sorti, concentré que j’étais à piloter sur ce terrain scabreux.

Je vais me reposer sur la feuille de route. A chaque instant de doute, je vérifierai ma position sur le téléphone. Au niveau énergie, il reste dans le powerbank de quoi refaire une charge complète. Le téléphone lui-même est chargé à moitié. Le plan peut fonctionner si le téléphone est en mode avion quand je ne l’utilise pas.

Bon. C’est parti. Je lève le nez, m’attendant à trouver le nom du prochain bled sur une pancarte. Pas de pancarte. Bon. Je tourne un peu dans Clérac : toujours rien. Peut-être un numéro de départementale ? Bah non. Ici, il n’y a que des maisons mortes noyées dans l’obscurité. Je sors le téléphone. Je ferai ça une dizaine de fois.

Parfois, il n’y a pas de pancarte et pas de numéro de route sur le roadbook. C’est les moments où mon ami le mappeur a trouvé un passage exclusif répertorié nulle part (que même les habitants du coin ignorent). Je sors le téléphone. A m’arrêter comme ça tous les kilomètres, je grignote dans les réserves de temps disponibles et mon powerbank fond comme neige au soleil. J’ai l’impression d’être englué dans cette région.

La météo abat sa dernière carte en diffusant une brume épaisse qui enveloppe les arbres et descend sur la route. L’ambiance est féérique. À tout moment, je m’attends à voir surgir un troll des fourrés. C’est pour vivre des moments comme ça que je fais du vélo.

Puis un panneau apparaît : Libourne. Le prochain checkpoint ! Peu importe la trace maintenant, je vais suivre ce panneau, même si je dois me retrouver sur l’autoroute. C’est la délivrance. J’ai 35 kilomètres à pédaler sur du vrai bitume, sans me poser de questions. J’enchaîne sur la départementale. Le trou de la serrure, sa mère.

Quelques kilomètres plus loin, après une belle descente et à l’approche d’une montée non moins belle, je m’apprête à baisser quelques rapports. Les commandes ne répondent plus. Merde. Nouvelle pause.

Un peu de mécanique n’a jamais fait de mal, surtout à deux heures du matin. J’inspecte ma machine à la lueur du téléphone. Le câble de passage de la cassette arrière est tout détendu. Je tire un peu dessus et il vient de tout son long. Il a cassé quelque part près du guidon. Je me donne une heure maximum pour trouver la meilleure solution. Au-delà, je serai transformé en glaçon.

J’étudie quatre options :

  1. Tenter de réparer. Le câble est cassé. Je ne vois pas de rab sur le vélo. Je n’ai pas de câble de rechange. C’est un vélo moderne avec un cockpit intégré : je passe 15 minutes à l’ausculter pour voir où le câble est censé passer. Aucune idée. C’est opaque. Impénétrable.
  2. Voir si je peux changer les vitesses en tirant sur le câble à la main. Ca ne bouge pas d’un millimètre. Et puis, si j’arrive à monter les rapports, comment je vais les descendre ? Je passe 15 minutes à étudier la faisabilité. Je n’y comprends rien. Je ne sais pas comment fonctionne un dérailleur.
  3. Solliciter le réseau. Avant le départ, un membre du réseau m’a proposé son aide en cas de pépin. Il habite cinquante bornes plus loin sur la trace. On est dans la nuit de lundi à mardi. Si ça se trouve il travaille demain. Entre les heures passées à se retrouver et le temps de mécanique, c’est la nuit blanche assurée. Je ne souhaite cela à personne. Je décide de ne pas le contacter. Cette décision me fait pleurer à chaudes larmes. Au fond de moi, je sais ce que ça veut dire.
  4. Transformer mon vélo en fixie (ndlr : rouler sur une seule vitesse). Ça, je sais faire. La solution s’impose.

J’accroche le câble ballant sur la sacoche arrière pour qu’il ne se prenne pas dans les roues ou dans ce qui reste du dérailleur. Et voilà, je suis en fixie. Hop !

Par contre je suis sur le petit pignon. Je consacre les vingt minutes restantes à essayer de comprendre le mécanisme qui positionne la chaîne sur telle ou telle couronne. Je n’y comprends rien. Je palpe, tourne, tortille un peu tout ce qui me passe sous les doigts. Mais rien n’y fait : au premier tour de roue la chaîne redescend sur le petit pignon. Je suis transi de froid. Le temps est écoulé. Il est temps de repartir.

Tant pis, je vais pousser dans les montées et pédaler sur le plat ou dans les descentes. Et pour les faux plats montants, je me dis juste que c’est vraiment une sale blague à faire à un gars qui découvre les joies du pédalage rond et véloce.

Je passe un temps fou à marcher sur la première bosse. Dans un ultime sursaut de conscience, je sors la feuille de route et la calculatrice :

  • En l’état, il me reste environ 2200 mètres de dénivelé à escalader à pieds, pour une durée estimée totalement hors sujet.
  • Mon powerbank est presque raide. Le port de charge de la dynamo n’est pas assez puissant pour alimenter mon insatiable téléphone. Je ne pourrai pas compter sur l’électronique pour rattraper le coup sur les portions imprécises ou lacunaires de la feuille de route.
  • J’aurai le temps de me paumer cinquante fois avant de trouver un éventuel magasin ouvert sur la route qui me réparera le vélo et me vendra un GPS.

Je réserve un hôtel à Libourne. C’est une ville de taille moyenne. Je trouverai un magasin de vélo là-bas.

B.17 – Libourne

J’arrive à Libourne (CP n°12) au milieu de la nuit. J’ai roulé (et marché, et glissé) 330 kilomètres aujourd’hui.

A peine la porte de la chambre ouverte, je me dirige vers le lit et m’endors tout habillé.

Je me réveille à 8h. Dans ma tête, c’est un combat intense. Le chrono tourne toujours. Je suis encore dans ma diag. Pour résoudre ce conflit intérieur, j’échafaude un nouveau plan : faire la diagonale dans l’autre sens à partir de demain matin. Physiquement et mentalement, les trois jours passés m’ont écorné, certes. Mais j’ai encore assez de pêche pour faire trois fois le tour du monde à cloche-pied. J’ai balayé d’un revers de main les vieilles problématiques : la selle magique a préservé mon cul, le pédaler véloce a chouchouté mes jambes et la méditation m’a à chaque fois ramené sur le bon chemin. Je n’accepte pas d’en rester là à cause d’une mécanique et d’une électronique défaillante.

Je prends mon petit-déjeuner et une bonne douche.

A 9h, j’appelle mon correspondant de l’Amicale pour lui signaler mon abandon sur cette tentative. Je lui fais part de mon nouveau projet. C’est un peu engagé, mais réaliste. Il y a juste une inconnue : le gouvernement fourmille plus que jamais en ce moment. Une grosse annonce est prévue pour demain. La France risque de se retrouver emprisonnée (ndlr : confinée) une nouvelle fois. J’ai jusqu’à ce soir pour tenter d’en savoir plus et annoncer à mon interlocuteur ma décision finale.

J’appelle ensuite les magasins de vélo du coin. Un d’entre eux accepte de prendre ma machine sur le champ. Le réparateur galère une bonne heure et demie dessus. Il me dit que j’ai pas eu de chance. Le câble s’est cassé au niveau des manettes.

On est en milieu de matinée. Mon vélo est prêt à repartir. Je demande au réparateur s’il a des GPS à vendre. Non. A deux, on appelle tout Libourne : non, il n’y a pas de GPS dans la ville.

Une fois le vélo entre les mains, une pensée aveugle traverse furtivement mon esprit. Et si … Non. Non. Non : il me reste 258 kilomètres à parcourir dans un délai qui ferait peur à Lance Armstrong. Cela sans électronique et avec une feuille de route incomplète.

Je prends le premier train pour Hendaye.

Il y a une escale de trois heures à Bordeaux. Le chrono continue de tourner dans ma tête. Je suis encore dans la diagonale. Je fais le tour des magasins de vélo pour trouver un GPS. Une fois l’appareil en main, les démons frappent une nouvelle fois à la porte. Maintenant que je suis équipé, peut-être que je peux aller retrouver la trace à Libourne et … Eh bien non.

B.18 – Hendaye

J’arrive à Hendaye en milieu d’après-midi. Une micro-maison m’y attend dans les montagnes basques. Je sais que je trouverai porte close et volets fermés, vu que c’est comme ça depuis le début de ce voyage.  Ah oui, c’est fermé lol. Je laisse un message à mon hôtesse ; puis je fais un tour au supermarché pour acheter des montagnes de raisin et du coca. De retour à la maison, je tombe sur une hôtesse charmante qui m’installe dans mignon petit intérieur.

Je me vautre sur le lit et je me gave de journaux en lisant les raisins.

A 18h30 sonne la rédemption : le chrono de la diagonale est terminé. Je souffle. Mes démons s’envolent. Le premier volet est ficelé. J’ai fait de mon mieux. Next !

Un petit souvenir ?

J’essaye à présent de deviner le contenu du discours du chef de l’état de demain soir. Chaque quotidien a sa petite idée sur la question : un simple accident de trottinette dans les couloirs de pouvoir suffit pour passer des informations à un journaliste. Le gouvernement hésiterait encore entre deux niveaux d’oppression : extension du couvre-feu à l’ensemble du territoire ou alors reconfinement total, avec effet quasi-immédiat.

Dans le premier cas, même au top de ma forme je ne pourrai pas abattre tous ces kilomètres dans des fenêtres aussi courtes, à moins de me mettre hors-la-loi – ce que je ne souhaite pas. Dans le deuxième cas, ce n’est même pas la peine d’y penser.

C’est tout vu : demain matin je resterai au lit. J’appelle mon correspondant pour le prévenir.

Epilogue

Alors que j’écris ces lignes, je suis dans le train de retour à Paris. Le gouvernement vient de parler. C’est un confinement total à partir d’après-demain. Ainsi s’achève la saison 2020 du voyage itinérant. J’ai fumé la dernière cigarette du condamné.

Je repense aux himalayistes qui reviennent (chanceux) d’un 8000 avec un seul mot d’ordre : plus jamais ça. Une fois réintégrés dans la vie de tous les jours, ils n’ont plus d’une idée en tête : retourner taquiner les cimes. Dans un tout autre ordre de grandeur, j’ai vécu une intense aventure de trois jours. J’ai bu à grandes gorgées l’élixir de liberté. La soif ne met jamais bien longtemps à se remanifester.

J’ai pris un plaisir fou à pédaler. J’ai fait au cours de ces trois jours ce que j’aime le plus au monde. Au cours de ce voyage, j’ai eu la chance du débutant ; la chance de réaliser tout le chemin qu’il me reste à parcourir.

J’ai attrapé un virus. Le virus des diagonales.

C – Annexes

C.1 – Matériel à disposition

  • Un vélo avec deux roues et une selle
  • Des vêtements chauds, même sous la pluie
  • Un GPS
  • Une feuille de route
  • Un slip
  • Un couteau

C.2 – Matériel manquant

  • Une boussole mécanique
  • Un filet à provisions à accrocher sur la sacoche de guidon.
  • Un GPS
  • Une (vraie) feuille de route
  • Quelques gouttes de lubrifiant pour la chaîne

C.3 – Matériel superflu

Tout a servi. C’est la joie du voyage en mode gazelle (ndlr : ultra-léger).

C.4 – Les points d’amélioration

C.4.1 – Feuille de route

Le grand défi des mois – et peut-être des années – à venir, c’est de concevoir des feuilles de route qui me permettront de m’affranchir totalement du GPS.

C.4.2 – Mécanique

Le second défi est d’apprendre à connaître ma machine sur le bout des doigts et d’être à même de la réparer.

Next

18 diagonales m’attendent. Je les attends aussi. On s’attend. Ca sera en mode bivy.