6 – 9 mai 2024
Soumoulou Le Hibou

L’accouchement de ce compte-rendu a été compliqué. Un bout de cette diagonale ne voulait pas sortir. Je l’avais enfoui au plus profond de ma mémoire. Je l’ai finalement laissé là où il est et je n’en parlerai pas dans ce récit … ou bien un peu seulement. Je ne sais pas encore. De toute façon c’est pas important.

Prologue

Il y a un pont début mai. Je saute dessus. J’ai une semaine pour diagonaliser.

Je veux faire Dunkerque – Perpignan (DP). Le ciel me questionne. C’est le bazar là-haut et c’est parti pour durer. Ça me paraît un peu borderline de traverser le Massif central dans ces conditions. Faut-il que je relise le savoureux récit de Bernard Ducornetz pour m’en convaincre ?

Je me rabats sur un second choix (de choix) :

Ça sera Brest – Strasbourg (BS)

Quitte à me faire chahuter par les éléments, autant que ça soit à des latitudes familières …

6 mai, Brest – Fougères, 302 kilomètres

2h30. “Temps pas net, reste à la buvette …”. Hummm.

Je décolle de la Pointe du Diable.

Brest. Directos au poste

Un peu avant 3h du matin. Commissariat de Brest. “On ne fume pas quand on fait du vélo”, me dit l’interphone. Très drôle. Trois femmes policières viennent à ma rencontre dans la rue avec un tampon, un stylo et des grands sourires. Les deux aînées initient la petite dernière – qui hallucine devant la scène – au rituel du carnet de route. Heure, cachet, signature : tout y est. Bonne route. Merci. Il est 3h. Go !

Mon précieux sésame

Mon assistant Loïc (Loïc Le Lombric, mon GPS fantastic) a fort à faire : il doit me dire quand boire (toutes les 11 minutes), quand manger une part de pizza (toutes les 45 minutes) et quand changer de direction. Tout ce que j’ai à faire, c’est pédaler (rondement, sans forcer) et essayer de ne pas écraser un marcassin devant sa mère.

Ma veste légère d’alpinisme me protège efficacement du vent, du froid et de la pluie. Avec elle, je crois que je pourrais passer un agréable séjour au bord d’un lac de méthane sur Titan.

Titan, idée vacances

Je zappe la pause du kilomètre 50 pour compenser un léger retard sur la feuille de route. Le vent me ralentit. Brest me retient.

Je passe une nuit safari au milieu de chats, chiens et autres ragondins.

6h30. Le jour se lève. Je découvre mon terrain de jeu : une fine bande d’asphalte, une campagne bien rustique et un épais plafond nuageux souligné d’un liseré rouge.

Pas une bagnole en vue.

La trace, ludique à souhait, serpente joyeusement de colline en colline et de village en village. Pris au jeu, je franchis les Monts d’Arrée presque sans m’en apercevoir. On est bien loin de l’autoroute Trevezel du PBP. Ça me laisse un peu perplexe. Je n’avais pas planifié de prendre autant de plaisir dès les premiers kilomètres. Il y a tardigrade sous humus …

8h. La pluie et les rayons rasants du soleil levant se conjuguent pour tapisser l’asphalte d’une couche brillante. Je roule sur l’or (façon de parler).

J’arrive à Plougonver – mon premier checkpoint – avec quelques minutes de retard sur ma feuille de route. Loïc (NDR : mon gadget électronic) ne compose pas avec Eole. Moi, maintenant, je sais que je vais passer la journée – et probablement la diagonale tout entière – à discuter sérieusement avec lui.

Eole (avec sa meuf) qui me souffle dessus

Je me dis finalement qu’il y a plus d’avions au fond de l’océan que de sous-marins dans le ciel. Ca me fait rire intérieurement. Si je m’en tire, je ressortirai ces conneries aux néophytes qui se plaignent du vent de face.

J’écourte la pause.

Pont-Melvez. Guerduel. Logore. Bourbriac. Que ces routes sont belles ! Je traverse un monde de verdure, de vaches et de petits villages tous plus mignons les uns que les autres.

10h17. Plésidy. Ravitaillement. Je prends des croissants, des gâteaux et deux gros friands. La boulangère me refait les niveaux en eau. J’ai de quoi me sustenter. Tout va bien. C’est reparti pour un tour.

St-Gildas. Mauguérand. Me voilà propulsé en Pays de St-Brieuc.

Je croque dans le premier friand. Il est fourré d’un mix un peu étrange d’épinards, de poulet et de poulpe. Mes papilles, mon estomac et mon nez sont en alerte. Je me prends de plein fouet l’accord terre-mer (relents de ferme et iode) qui caractérise si bien la Bretagne sauvageonne du Nord.

Midi. Plaintel. Le Live kfé me tend les bras. Alors que je déguste un expresso à la terrasse, trois cyclos du coin viennent à ma rencontre pour zieuter ma plaque de cadre. Tout sourires, ils me font des mimiques du style “ah quand même !”. On échange quelques mots sans intérêt. Je détecte chez eux une puissante envie de participer au voyage. Le coin est une invitation à la débauche de pédalage. J’aimerais qu’ils m’accompagnent un bout de chemin mais leur accoutrement ne laisse aucun doute sur la suite de leur journée : ils retournent au taf. La vie … parfois …

Le café me donne des ailes.

Moncontour. Soncontour. Leurcontour.

St-Guilhen. St-Carreuc. Hénon. Moncontour. Je n’en finis pas d’adorer ces petites routes blanches. Je suis presque gêné de m’amuser autant. L’exaltation a-t-elle sa place dans le projet sérieux que je suis en train d’entreprendre ? Tout nouvellement certifié Randonneur, suis-je en train de revenir à mes premières amours cyclotouristiques ? Mes contradictions refont surface.

J’ai rattrapé mon retard. J’arrive au checkpoint n°2 exactement à l’heure prévue, à la seconde près. Ma feuille de route n’en revient pas. Il doit se passer un truc avec les horaires dans cette confrérie, parce que Francis arrive pile-poil au même moment, dans l’autre sens. Sa compagne nous attend au centre, au bar de Jugon-les-Lacs. Nous nous retrouvons attablés autour d’un Breizh Cola et autres pétillanteries, à partager un instant de convivialité. Il y a du lourd autour de la table. Francis Swiderek, ex-président de notre vénérable amicale et détenteur de 34 diagonales. Marie-France Lesné, détentrice de 9 diagonales et d’une sérieuse envie d’en découdre. C’est pas tout ça mais le chrono tourne … Il est temps de décoller. Mes compagnons m’escortent jusqu’en Pays de St-Malo où nos chemins se séparent. Avant de nous quitter, Marie-France me remet du gâteau aux noix, des raisins secs et un mélange apéro. Ces instants sont trop courts. Courts mais intenses. Merci pour tout, les amis, à bientôt et vive le SAR (NDLR : Service d’Accompagnement Routier) !

Le vent a forci. Normal, c’est le milieu de journée. Ça veut dire que … oui je peux passer au sucré. Salé le matin, sucré l’après-midi. Et du pain, toujours du pain. J’applique à la lettre les conseils du Randonneur Vendômois et d’Alain Gillot, mes chers camarades de Touraine et environs. Je croque un coup dans le gâteau aux noix. Tonnerre de Brest qu’il est bon ! Il y a de l’amour là-dedans.

La journée est déjà bien entamée. Il faut que je me préoccupe de ravitailler.

Alors que je gravis une colline, je vois arriver en face un randonneur à vélo qui fonce pleine balle. On se croise. Il fait demi-tour et il revient à mon niveau. Bicyclette polymultipliée, petite sacoche de guidon, moustache travaillée et habits vintage : me voilà en train de discuter avec Vélocio ! Je lui demande s’il est du SAR. Non. Il est spécialiste du Paris-Brest-Paris (NDR : ah bon … jamais entendu parler).

Essai de croquis rapide du gars que j’ai rencontré sur la route

Dingé. Kilomètre 260. Je trouve une petite épicerie de village comme on les aime. Pain de mie et beurre breton viennent accompagner saucisson et fromage au fond de ma besace. Je fais le plein d’eau gazeuse.

Des 40 kilomètres qui me restent à parcourir ce 6 mai, ma mémoire ne me restitue que la fin du premier friand de Plésidy, les raisins secs, le mélange apéro et … une pluie dantesque qui me trempe jusqu’aux os.

Fougères. Checkpoint n°3. Hôtel de Bretagne. J’arrive finalement à l’étape du soir à 20h09. J’avais prévu 20h08. Pas de quoi me rendre malade …

Fougères. Source de l’image : Chat, j’ai pété.

Mon vélo n’est pas présentable. Je le planque un peu. Dès que la réceptionniste tourne le dos, je le monte dans la chambre, laissant derrière nous une bande marron de bouse de vache bretonne.

L’intérieur de la sacoche de selle fait peine à voir. Mes affaires sont gorgées d’eau. Elles forment un bloc compact qui, à coups de secousses, glisse lentement vers la lumière. Un amas gluant vient finalement s’écraser sur le sol. J’y ajoute mes fringues boueuses du jour. Bretagne – Soumoulou. Soumoulou – Bretagne. Nice to meet you ! J’opère un nettoyage de fortune tout en cherchant un radiateur – qui n’existe pas – pour sécher tout ça. La prochaine fois, j’emmènerai des sacs poubelle (étanches). +2 points d’expérience. J’inscrirai aussi le thème garde-boues au programme du prochain kick-off Dunkerque – Menton (DM).

Je prends une douche. Je me jette sur le lit. Je mets Loïc (NDR : mon assistant personnel magic) en charge. J’ai pas très faim. Je me suis gavé toute la journée. Je croque un morceau de saucisson et je me tape un demi-paquet de MM Ms.

On me dit sur Face-de-bouc que les jours à venir seront moins humides que prévu.

Je garde une impression mi-friand mi-croissants de cette première étape. Marqué à la culotte par la lanterne rouge, je n’ai pas pu en profiter autant que j’aurais voulu.

J’avance le réveil d’une heure.

Dodo.

7 mai, Fougères – Etampes, 300 kilomètres

1h30 du matin. Je décolle la paupière de mon œil gauche.

Café. Enfilage de fringues humides. Crémage de postérieur. Remplissage de bidons. Bourrage de sacoche. Ma doudoune, toujours imbibée d’eau, pèse trois kilos.

J’ai dormi 4 heures d’un sommeil de plomb. Je suis en pleine forme.

La piaule

2h du matin. Je suis devant l’hôtel, prêt à repartir. Mon pneu avant a perdu de la pression. On n’improvise pas un nouveau montage tubeless la veille d’une chevauchée fantastique. +1 point d’expérience. Je remets un coup de pompe qui tiendra … ce qu’il tiendra. Go !

Mon vélo m’accepte sans conditions, comme il l’a toujours fait. Je suis mieux dessus à pédaler que debout à marcher. Nous entretenons une relation fusionnelle qui se renforce kilomètre après kilomètre.

Mon vélo

Pays de Fougères. Bocage Mayennais. Pays de Laval. Je traverse voracement les régions sans les voir. Une brise légère me sale un peu la langue. Je m’installe dans le moment présent. Le calme m’envahit. C’est indécent de tellement aimer rouler de nuit.

6h30. Ça s’agite à l’horizon. Le jour prépare son entrée.

La Bazouge-des-Alleux. Montourtier. Hambers. Bais. Mon GPS perd un peu le nord. J’utilise ce prétexte pour faire une pause. Une longue montée m’attend. Ça s’annonce grandiose de l’autre côté. Tous les ingrédients sont là : un ciel dégagé, notre astre apparemment en grande forme ce matin, de l’humidité à ne plus savoir quoi en faire et … l’attrait de la nouveauté. Qu’il y a-t-il derrière ce virage ? Qu’est-ce qui m’attend là-haut ? Là-haut m’attend un SPECTACLE. Un panorama. Devant moi s’étendent, à perte de vue, collines baignées de soleil et forêts coiffées de brume. Les Alpes Mancelles m’accueillent à bras ouverts. Aux petits soins, elles m’ont même préparé une petite route agreste pour faire la visite.

Ça monte … ça descend … ça remonte … je kiffe. Je fais du vélo quoi !

Trans. St-Thomas-de-Courceriers. Mont Méard. St-Mars-du-Désert. St-Georges-le-Gaultier. Pas besoin d’être mentaliste pour voir que les vaches – avec qui je passe le plus clair de mon temps depuis 28 heures – se plaisent ici. Nanterre est bien loin …

8h20. Checkpoint n°4. Sougé-le-Ganelon. Je fais une courte pause photo contrôle et je retourne au manège.

Je passe en Pays Saosnois.

Le jour, bien installé à présent, n’apporte pas son flot de voitures habituel. Cette diagonale est tranquille. J’ai l’impression, depuis le début, d’être sur une Classics Challenge infinie. Je retrouve tout ce qui fait le charme de cette organisation, les détours inutiles en moins. Je trace efficacement vers Strasbourg.

10h. Grand beau soleil. Je sirote un expresso chez Isa & Juju (le bar du village), devant l’église de Courgains. J’inspire profondément. Je suis détendu. Je m’imprègne de l’esprit du lieu. J’observe la tasse. Je la soulève. La porcelaine me refroidit les doigts. Je l’entends s’entrechoquer avec la soucoupe. L’odeur du café me remonte aux narines. Je goûte. Je défaillis. Mes sens prennent le pas sur mes pensées. Ma diagonale s’installe.

11h. St-Cosme-en-Vairais. Arrêt pharmacie. Rouler avec un cuissard mouillé, c’est pas très bon. Je prends un équivalent du Cetavlon (NDLR : une crème cicatrisante) pour assurer mes arrières.

Je m’achemine vers un secteur que j’affectionne tout particulièrement : le Perche. Je suis un peu inquiet. J’avais planifié de prendre du plaisir à traverser ce coin … mais les régions précédentes m’en ont déjà beaucoup donné. Va-t-il m’en rester pour la suite ?

Ça commence soft avec la Sarthe-Perchoise ; puis ça enchaîne avec le Perche-Sarthois. La transition se fait en douceur. Le Parc attend pour dévoiler ses atouts. Progressivement, les paysages s’étoffent de verdure et les bosses se relèvent. De charmantes petites routes oubliées m’acheminent vers le cœur de cette diagonale. Je redécouvre une région que je pensais pourtant bien connaître pour l’avoir sillonnée dans tous les sens. Je pensais que Bois d’Arcy avait atteint le sommet en matière de virtuosité à tracer.

Je découvre ici le génie d’une cosmographe.

14h30. Checkpoint n°5. Frazé. Animé par je ne sais quelle force mystérieuse (NDR : ah oui, je me rappelle, j’aime pédaler), je viens de me taper 200 bornes sans m’en rendre compte, le sourire aux lèvres. Il va être temps d’arrêter ces âneries. On va essayer de diagonaliser sérieusement à présent. Ce qu’il faudrait pour me remettre dans le droit chemin, c’est un bon coup de Beauce le vent dans la gueule.

15h30. La Beeeaauuce. Principauté de la platitude ouverte à tous vents. Je prends ma claque. Zéf est particulièrement en forme en ce 7 mai. Je remonte les éoliennes une à une en criant. Je ramasse un cyclo local de sa pause pipi. Il prend connaissance de mon périple et, empreint d’empathie, il me protège des bourrasques autant qu’il le peut malgré son gabarit de crevette.

Je termine le deuxième friand de la veille. Ça me fait bizarre de bouffer du poulpe à hauteur de Chartres.

16h30. Dammarie. Ravito. Je sors toujours la même phrase en arrivant dans une boulangerie (sauf celle en bas de chez moi) : “Je vous prends tout.” Ça fait rire le panetier. En vrai, je lui prends quasiment tout. Gloups. J’appelle la chambre du soir pour négocier un traitement de faveur, à savoir : le vélo dans la chambre et pas de voisins. Mon interlocutrice accède favorablement à toutes mes requêtes. Je la remercie de tout mon cœur et je lui dis que je lui ferai de gros bisous en arrivant. Elle éclate de rire. Je me ravise immédiatement. Un cycliste qui vient de se taper 300 bornes n’est guère ragoutant. Ce n’est finalement pas une très bonne idée. A moins que la perspective de se frotter à un berger allemand mouillé … (nouveau pliage de rire)

A la violence des éléments en Pays Chartrois, j’oppose la promesse d’un accueil chaleureux, d’une bonne douche, d’un lit douillet et d’une nuit au calme.

Eole redouble d’intensité. Je serre les dents. Je mets un peu de musique pour passer le temps.

17h30. Checkpoint n°6. Santeuil. Photo. Go !

Je passe en Pays Hurepoix. C’en est fini pour aujourd’hui des grandes plaines venteuses. Je longe la Chalaouette sur une délicieuse petite route boisée.

19h38. Etape. Etampes du jour. La réceptionniste m’explique que ça n’a pas de sens de rester aussi peu la nuit et de ne pas profiter du petit-déjeuner gratuit. “Surtout que vous n’êtes pas le premier à faire ça.” Hummm. Etampes serait-elle prisée des diagonalistes ?

Je mets mes affaires à sécher dans la chambre. Me voilà affairé à préparer ribambelles de petits sandwiches pain/beurre/comté. Je prends une douche encore plus longue que celle de la veille. Je fiche une prise au cul de Loïc (NDR : mon navigateur en plastic). Je cetavlonne un peu mon séant. J’avance l’alarme de deux heures. Je me jette sur le lit. Je mange un peu.

Je suis fatigué rien qu’à l’idée de consulter les prévisions météo.

Je termine les MM Ms et dodo.

8 mai, Etampes – Alleins, 337 kilomètres

Mon pneu avant s’est-il dégonflé quand il a vu l’étape qui nous attendait aujourd’hui ? Je le remotive à grands coups de pompe dans le ionf.

1h30. Go !

La Ferté-Alais. Soisy-sur-Ecole. Perthes. Chailly-en-Bière.

A Chartrettes, j’enregistre un taux d’humidité supérieur à celui que l’on mesure 5 mètres sous l’eau. J’ai froid aux mains. J’attends la pause pour sortir les gants.

Féricy. Machault. Valence-en-Brie. Je pénètre dans la forêt de Villefermoy. De longues lignes droites désertes me guident à travers la nuit.

6h30. Le jour se lève sur Donnemarie, mon checkpoint n°7. Photo contrôle. Je sors mes mitaines convertibles et je décolle au plus vite pour me réchauffer.

Je longe la Seine un moment sans la voir. Les panneaux de signalisation m’indiquent qu’elle est là, un peu plus au sud. Mais moi, je passe au nord, sur la toute petite route super-tranquille que seul un œil expert (NDR : pas le mien) peut dénicher.

7H30. Hermé. Petit coup de mou. Je commence à manquer de café, d’eau et de provisions. La première boulangerie se fait attendre.

Mes roues n’ont jamais foulé cette partie est du méridien. J’arrive en terre inconnue, dans les grands espaces de cultures. Le soleil perce brièvement à l’horizon. J’ai, pendant ce court instant, l’impression d’être en Castille ; mais les nuages, les bourrasques, la bruine et la température me ramènent rapidement à la réalité. Je ne mangerai pas de tapas aujourd’hui. Par contre, les champs de betterave battus par les vents, je vais en bouffer.

9h. Marcilly-sur-Seine. Je suis au centre d’un monde. Ici se rejoignent l’Aube, la Seine et Le Vacon.

9h30. St-Just-Sauvage. Mon ravito est là ! Ma délivrance !

Au moment même où j’aperçois la boulangerie, j’entends le tac caractéristique d’un rayon qui casse. Ma jante arrière prend immédiatement un gros voile. D’un coup, le réapprovisionnement tant attendu perd de sa saveur. Un peu dépité, je sors un vague “je vous prends tout” mécanique à la boulangère. Le regard qu’elle m’adresse en retour est lourd de sens : il n’y a jamais eu ici de formule « 10 croissants achetés, 1 roue neuve offerte ». Et il n’y en aura jamais. Je prends du salé, du sucré et un expresso. J’oublie de demander de l’eau. Je me pose devant l’église. Je bois le café. Je mange un peu. Je suis absent. J’ai froid. Je repars. A la sortie du village, je trouve une gentille dame qui interrompt son jardinage pour aller remplir mes bidons.

J’arrive au royaume des faux-plats montants. Mon mètre-étalon est un segment de l’hippodrome de Longchamps qui démarre après le virage du moulin. Anodin en apparence, il glisse sournoisement foultitude d’idées parasites dans la tête du cycliste : je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui, je ne suis pas en forme, j’ai mangé une limace, je n’ai pas assez bu, je n’avance pas, … Mes champs de légumes, c’est Longchamps puissance 100. Je suis à Long … très long … champs. Je puise dans mon capital patience.

Le vent me repousse. Le froid et la bruine me diminuent. Mon vélo est à deux doigts de me lâcher. Je suis dans le dur. C’est maintenant et seulement maintenant que commence ma diagonale. De balade, mon périple devient AVENTURE.

J’inspecte un peu le bousin. Le vélo avance toujours. Le voile est conséquent, mais les pneus ne frottent pas le cadre à chaque tour. Ça roule. Mal. Mais ça roule. Jusqu’à quand ? J’ai 360 kilomètres pour répondre à cette question. L’heure n’est plus aux grandes envolées enthousiastes avec plume dans le cul. Il y a truc à gérer, là, maintenant. Je rebranche un coup mon cerveau droit pour faire un point de situation. C’est vite vu : je ne peux pas réparer moi-même et les magasins de vélo sont fermés ces 8 et 9 mai. Mon esprit vagabonde un instant. Je m’imagine passer dans un petit village, y trouver une porte de garage ouverte, y trouver un cycliste mécano doté des outils et du savoir-faire pour réparer ma roue. La scène est improbable, surtout dans ce coin paumé. Il y a autant de chance que ce scénario se réalise qu’Apophis trouve le trou de la serrure. Je broie du noir. Tout ce que je peux faire, c’est ménager ma monture pour aller le plus loin possible. J’applique consciencieusement les recommandations de mon occiput. J’arrête la danseuse qui exerce une pression latérale sur la jante. J’évite soigneusement les petits trous et autres plaques d’égouts ; je freine dans les descentes et je me mets bien en avant pour soulager l’arrière.

A ce stade, on parle plus de feeling au pilotage. Ça s’apparente plus à traîner un âne mort jusqu’à Strasbourg. Mon derche a droit à sa petite secousse à chaque tour de roue. Le vélo tord du cul dès que je prends de la vitesse. Mais ça avance. C’est tout ce que je demande.

13h20. Checkpoint n°8. Bussy-aux-Bois.

14h. Double-café au bar-tabac-restaurant-coiffeur-dentiste d’Arrigny. Le voile de la roue ne s’est pas accentué. Je félicite ma roue pour sa ténacité. Diagonaliser est un bon remède pour qui tend à être inquiet sans savoir pourquoi. Là je sais.

15h. Un peu après le lac du Der, je rejoins une piste cyclable le long d’un canal surélevé. Pause. Malgré l’heure avancée de la journée, je décide de garder ma veste de montagne. Il fait encore froid avec ce vent de face et ces nuages qui bloquent le soleil toutes les 5 secondes.

A partir de St-Dizier, il n’y a guère d’autre choix que de prendre des routes un peu larges et passantes pour rejoindre Bar-le-Duc. Ce passage interrompt deux jours de tranquillité.

Je passe en Pays Barrois Lorrain. Il y a de la bosse. Le manteau terrestre commence à plisser. Les Vosges s’annoncent.

16h30. Bar-le-Duc est un carrefour animé. Un peu trop à mon goût. C’est inondé de touristes et de cassos à Golf tunées. J’avais prévu de ravitailler ici mais les boulangeries, épiciers et restaurants sont fermés.

En ce 8 mai, il n’y a pas de bouffe à Bar-le-Duc. Je l’ai dans le uque.

Je continue sur la trace. Un peu plus loin, des passants me disent qu’il y a une supérette ouverte dans le centre-ville. C’est là d’où je viens. Je ne veux pas retourner dans ce merdier. Je poursuis ma route. A la sortie de la ville, le restaurant Best Wok, ouvrant officiellement dans 1 heure, refuse de me servir.

Je suis en train de jouer ma diagonale en ce moment. Soit je retourne à Bar-le-Uque, je risque de me faire tirer mon vélo et je perds 1 heure ; soit je cherche plus loin avec le risque de faire chou-blanc (NDR : et randonneur pâle). J’opte pour la deuxième option.

Après quelques kilomètres, je trouve un distributeur automatique de pizza. Je suis sauvé ! “Froid ou chaud ?”, me demande le robot? Froid. La machine me sert une pizz surgelée crue. Super … +2 points d’expérience et gros doute sur la traduction anglais-français du mot “froid”.

Mon pneu avant est un peu fatigué. Ma pompe aussi. Elle fait mine de gonfler dans le vide. Je tourne un peu le raccord sur lui-même et ça finit par marcher.

J’enquille sur une départementale assez fréquentée jusqu’à Naix-aux-Forges … et je trouve enfin une charmante petite route le long de la Barboure. Je commençais à me demander, après 80 kilomètres voitureux, où était passée ma diagonale chérie. Te voilà ! Tu m’as manqué !

19h. Marson-sur-Barboure. Le gîte du soir m’appelle pour confirmer mon heure d’arrivée. “Tard“. Le patron laissera la clé sur le lit. Il me souhaite par avance un agréable séjour (“bien que court, a priori“).

La route est magnifique. Je suis seul au monde. Je cruise les (non-) cheveux au vent dans un paysage de collines assez relevées et de forêts. Je me paume un peu dans Vaucouleurs. Un peu après, j’escalade le versant est de la vallée de la Meuse en contemplant un coucher de soleil à se damner.

La vallée de la Meuse au tomber du jour

Je fais une courte pause en haut pour admirer le panorama. Un bruit de moteur vient interrompre la quiétude de l’instant. Une bagnole un peu défoncée (NDR : à la Gaston Lagaffe) surgit du versant ouest. Elle roule aussi vite que possible, passe devant moi, prend le virage sur 3 roues puis disparaît versant est. Quelques instants plus tard, c’est au tour des gendarmes d’arriver en Dacia à fond de seconde et de plonger de l’autre côté. Cette course-poursuite m’a diverti 45 secondes. Passé cet épiphénomène sorti de nulle-part, le calme se réinstalle instantanément.

La nuit s’installe alors que je passe en Pays Toulois. J’active le pédalage automatique.

22h. Alleins. Je vois une bâtisse éclairée. Je suis arrivé. L’étape du jour est terminée.

La chambre est spacieuse et très joliment décorée. Je prépare quelques sandwiches pain/beurre/comté. Je me désappe. La salle de bains est spacieuse et très joliment décorée. Je prends une douche interminable. Je me jette sur le lit. Je mange un peu. Je mets une alarme spacieuse et très joliment décorée.

Dodo.

9 mai, Alleins – Strasbourg, 171 kilomètres

4h. Je passe sous silence le rituel du gonflage du pneu avant qui gonfle aussi le pilote qui ne veut pas s’avouer qu’il a négligé les préparatifs. Go !

Il y avait une machine à expresso dans la chambre. J’ai bu deux délicieux cafés au réveil. J’ai passé une nuit excellente, bien que courte. J’ai une avance confortable sur la feuille de route. L’étape du jour est soft. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si ma roue arrière – carrée à présent – ne menaçait pas de plier en deux à chaque tour.

Hier, j’ai zappé le contrôle de Vaucouleurs. En substitution, je prends en photo le panneau de Colombey-les-Belles. J’espère que ça passera …

Pays Vermois. Pays Lunevillois. Je n’en vois pas un iota.

6h30. Le jour se lève sur la Moselle. J’appréhende un peu l’après Bayon. Je suis vite rassuré en constatant que la petite route que j’emprunte est ultra-tranquille. Elle n’a de jaune que la couleur … à cette heure de la journée … un jour férié.

8h. Magnières. Dernier checkpoint. Un lever de soleil sur les Vosges c’est … un truc qui n’existe pas normalement. Là, seul au monde, perché en haut d’une colline sur ma petite route viscinale, je savoure. J’ai forcé la chance et je m’en réjouis.

Dans la descente, un renard traverse presque sous mes roues. On s’est bien fait peur.

9h. Baccarat. Je m’arrête prendre un expresso dans un bar de chasseurs. Les gars ont le teint gris. La patronne essaye d’ambiancer un peu en leur servant des coups à tours de bras. La journée peine à démarrer. Il faut attendre un peu que la gnôle fasse son œuvre. Dans quelques heures, ils seront tous à 3 grammes. Ils se mettront alors à rigoler, puis ils prendront leur voiture pour aller chasser. Je me sens un peu gibier dans cet environnement. Je décide d’aller boire mon café dehors.

10h. La boulangère de Raon-l’Etape me sert 4 croissants géants.

Il y a du motard excité dans le coin. J’augmente la vigilance et j’active mon éclairage bionique.

Je longe la Plaine jusqu’au pied du Donon. Je suis au cœur des Vosges, à la montagne. La route, à l’eau chantante, baignée de soleil et bordée de forêts pentues, est tellement cool qu’elle me ferait presque oublier le vent qui me souffle dessus sans relâche. On roule un peu ensemble avec un cycliste Belge qui s’entraîne pour le triathlon de Gérardmer. Mon périple l’impressionne. Il passe la seconde. Le temps qu’il met pour me déposer m’impressionne.

12h. Pause déjeuner. D’une main, je pousse le vélo. De l’autre, je mange les gros croissants de Raon l’Etape. Je gravis le col d’une marche tranquille en contemplant les paysages en contrebas. J’observe les quelques coups de cul (>13%). Il y a quelques portions que je ne pourrais pas franchir avec mon développement actuel et mon paquetage. Ça passe, globalement, sur cette diag’ essentiellement composée de talus plus ou moins gros. Mais qu’en sera-t-il sur la “Diagonale des Téméraires” enchaînant les cols alpins ?

12h40. Je suis en haut. Pause selfie devant le panneau du col. Je vérifie le cliché. Non je ne rêve pas, il y a un deuxième cyclo sur la photo.

Je me retourne pour vérifier. Marc Jacquemont est là. Nous sommes arrivés en même temps au Donon (NDR : il se passe vraiment un truc avec les horaires) ; l’un par la face est, l’autre par la face ouest. Ce point de rencontre est symbolique. C’est le crux de cette diagonale. Je suis aux portes de l’Alsace. Sur l’autre versant, c’est 60 kilomètres de descente jusqu’à Strasbourg, la destination finale de cette aventure. Nous nous posons un peu au bar devant un paysage de montagnes (et de motards en cuir). L’instant est idyllique. Je garde malgré tout un œil sur la montre. Il faut pas trop tarder. Go ! Je préviens Marc que l’état de ma roue arrière m’interdit de prendre de la vitesse, sinon risque de pirouettes quand ma jante arrière décidera de partir en luge. Je laisse un jeu de plaquettes de freins dans la descente. Même si je n’y peux rien, j’ai un peu honte de contraindre mon coéquipier à se traîner. Les routes de montagne, c’est sympa à monter. C’est encore plus sympa à descendre à donf.

Une fois la descente du col terminée, nous enchaînons sur un réseau de pistes cyclables. C’est plus tranquille. Nous pouvons rouler en côte à côte. Nous partageons un bon moment. J’essaye de rester concentré, mais le plaisir de l’instant me rend la tâche difficile. J’ai quelques kilomètres dans les pattes et peu d’heures de sommeil. Il faut que je reste en tension jusqu’au bout. Ca serait un peu con de tomber dans un canal 20 bornes avant l’arrivée …

Strasbourg. Commissariat. Une figure emblématique de notre confrérie nous y attend.

J’ai presque failli me faire radier avec mes chaussettes …

Le carnet de route est signé et tamponné. BS : done.

Je ne donnerai pas les détails de l’accueil princier que le SAR strasbourgeois m’a réservé. Marc, Jocelyne, je vous suis infiniment reconnaissant.

Epilogue

A l’heure où j’écris ces lignes, ma jante est en fin de convalescence chez mon vélociste. Elle arbore fièrement ses nouveaux rayons flambant-neufs. Mon vélo attend une suite.

Mes pneus à larges sections ont fait merveille sur ces petites routes blanches au revêtement parfois un douteux. Mon vélo est un tapis-volant.

Je sais maintenant qu’il est possible de cyclotourister en diagonale, sans surcoût trop important en distance ou en dénivelée. Une cosmographe d’exception (qui se reconnaîtra si elle lit ce récit) m’en a apporté la preuve.

Alors, Randonneur ou Cyclotouriste ? Juste Diagonaliste … en sandales.

Un peu de statistiques

Ce que j’ai utilisé

  • Couteau Rambo pour faire des tartines
  • Vélo en acier avec des pneus à la larges sections ultra-confortables
  • Cuissard
  • Base-layer
  • Sandales (NDLR : sans déconner ?!)
  • Veste de montagne légère
  • Pompe à vélo
  • Chemise à fleurs
  • Mitaines convertibles (utilisées par les forces spéciales canadiennes)
  • Lunettes photochromiques
  • Crème de cuissard
  • Crème cicatrisante
  • Téléphone
  • Powerbank

Ce que je n’ai pas utilisé autant que je l’aurais voulu

  • Caméra d’action. Avec la pluie du premier jour, la fixation velcro s’est décollée. Je n’ai capturé que le premier jour.
  • Les oreillettes musicales. Elles ont cramé au tout début. Je passais de la musique sur le haut-parleur du téléphone quelques heures par jour.

Ce que je n’aurais pas dû utiliser

  • Une paire de chaussettes. Les sandales se portent pieds-nus. Sinon t’es pas un « vrai » (ou une « vraie »)

Ce que je n’ai pas utilisé

  • La doudoune : impraticable une fois mouillée
  • Le rayon de rechange. Je ne sais pas comment le monter.
  • Une chambre à air

Ce qui m’a manqué

  • Du liquide préventif pour le pneu avant
  • Un démonte-obus pour mettre le préventif que je n’ai pas
  • Un bout de velcro de rechange pour fixer la caméra
  • Une clé à rayons
  • Des garde-boues
  • Des sacs poubelles (étanches)
  • Des rayons solides (pas ces rayons radiaux de m..)