Hendaye-Menton

27 -> 29 décembre 2022

Ca a débuté comme ça …

L’année qui se terminait me laissait un goût d’inachevé. J’étais là, perplexe, à me demander ce que j’allais faire de cette semaine de congés entre Noël et le jour de l’An. Menton – Hendaye ? Non il fait froid. Mais c’est dans le sud. C’est comme ça que je me suis lancé dans la nuit d’hiver … pour exploser en vol 600 kilomètres plus loin. Minerve au cou. Kiki recroquevillé. Stupeur et tremblements. Train maison dodo. Next ! C’était en décembre 2021.

L’année 2021 s’achève la queue entre les jambes (et pareil pour le cheval)

Début décembre 2022. Une nouvelle chance s’offre à moi : j’ai une semaine de congés pour les fêtes de fin d’année. Cette fois ça sera dans l’autre sens : Hendaye – Menton (HM).

Hendaye – Menton

11 décembre. Une grippe me cloue sur place. J’arrête le café et le vélo. Je dors. 19 décembre. Un mal de dos fulgurant me terrasse. Je dors. 23 décembre. Mon téléphone périclite. Le dieu des randonneurs me teste. Je bouffe. 24 décembre. Interlude Noël chaleureux. Ma sœur me débloque le dos. 25 décembre. Comme je n’ai pas reçu mes documents de voyage, je dessine à main levée une plaque de cadre et je la plastifie.

Système D

Quelques feuilles pliées feront office de carnet de route. Je dors tout ce que je peux et je bouffe. 26 décembre. Je passe des heures à chercher ma jambière gauche. Je bouffe. 17h30. Arrivé gare de Lyon, je me félicite d’être toujours un peu en avance pour prendre le train. Je regarde le billet : meerde le départ est à Montparnasse ! Le TGV part dans 25 minutes. Dans un pic d’adrénaline, je traverse Paris à la vitesse de l’éclair.

Le train part dans 4 minutes …

C’est au coup de sifflet, à quelques secondes près, que j’embarque, haletant.

26 décembre, 23h, gare d’Hendaye. L’agent de sécurité me donne accès à l’eau potable. Il attend que je finisse de remplir mes gourdes pour fermer boutique. J’ai 3 litres pour tenir la nuit. C’est mieux que mon pauvre bidon de 0,75 litres de l’année dernière. J’hume l’air à la sortie de la gare. Il ne fait pas froid. C’est comme ça que les basques gardent le sang chaud.

Au commissariat, une équipe sympa m’accueille et me demande d’où j’arrive comme ça. Je n’arrive pas, je pars. What !? Le chef me délivre le précieux sésame qui me permet de me lancer dans l’aventure.

Mon passeport pour Menton

 

Hendaye – Mazères, 348 KM, 27 décembre 2022

Après avoir géré les quelques décérébrés motorisés coutumiers du centre-ville, j’enquille sur une D810 calme. L’heure tardive et la période de fêtes m’ouvrent un boulevard.

Comme il fait un peu froid dans les descentes, je referme un peu ma veste pour retrouver une température douillette. Cette année j’ai la clim ; le thermostat c’est le zip. En décembre dernier, je grelottais en bas de la Turbie avec des vêtements ouverts à tous vents.

Le viaduc de la Négresse – désert – me tend les bras.

Au Petit Bayonne, j’ai à main gauche des bars animés aux vitres embuées de chaleur humaine et à main droite une petite route qui part dans le noir.

Je suis à la rimaye. Ici et maintenant, l’aventure commence. A droite toute !

J’avance dans la pénombre sous une bruine d’hiver. Mon dos voit la civilisation s’éloigner.

IL EST LA. Je ne le vois pas mais je ressens sa présence. A ma gauche coulent les millions de litres d’eau d’un Adour au débit d’hiver. Je suis microscopique. Sous influence gravitationnelle, je corrige légèrement la trajectoire au guidon.

Je fais un court arrêt un peu avant Urt pour évaluer la situation et préparer la nuit. Avec un ciel sans lune et une épaisse couche de nuages, je suis dans le noir le plus total. La circulation et le vent sont inexistants ; il n’y a pas un bruit. Je savoure la paix retrouvée. Je mange un peu. Je bois un bon coup. Je branche mon oreille droite sur une playlist infinie. J’évalue la température : il fait froid, mais en mouvement ça devrait le faire. Je repars. Ma fidèle compagnonne (NDR : la lampe avant) m’ouvre la voie.

Le long de l’Adour

Le voyage s’installe. Au fil des kilomètres, ma transformation en Homo bicycletus s’opère.

Ma veste d’alpinisme, ample et légère, est parfaitement adaptée. L’année dernière, à la même heure, je me débattais dans des vêtements étriqués, faussement chauds et mal taillés.

Peyrehorade. Labatut. Après une brève incursion en pays d’Orthe où je troque l’Adour contre la D817, j’arrive dans un pays cher à mon cœur : le Béarn. Me voilà plongé 15 ans en arrière, chevauchant mon vélo Hello-Kitty en direction de St-Jacques-de-Compostelle. Après une rude bataille menée à Mont-de-Marsan, cette région m’offrait le calme et le réconfort de ses belles collines aux mille couleurs.

Le Béarn (de jour)

Le Béarn (nuit du 27 décembre 2022)

Pau. Premier ravito. La boulangère me sert un beau sourire, deux croque-monsieur bien ‘fat’ que je garde pour plus tard, cinq croissants succulents que je dévore avec le sac et un double-expresso qui sonne la fin de la nuit.

Soumoulou. Le massif pyrénéen entre en scène. Ses pentes enneigées s’embrasent un instant des rayons du soleil levant ; puis le ciel se referme.

L’ambiance un peu après Soumoulou

Tarbes m’accueille avec une pluie soutenue, quelques appelés au travail, 5° et une épicerie. Deuxième petit-déj. Je trouve des bananes. Je refais les niveaux en eau. Rasséréné, je réintègre le paysage le sourire aux lèvres.

Le temps s’améliore.

En remontant la longue – et plutôt sévère – rampe de Capvern, je mesure le bénéfice acquis au cours des six derniers mois à essayer de suivre dans les bosses les excités de l’Amicale Cycliste du Mont-Valérien. Je grimpe plus vite qu’avant. Je me rappelle aussi la mise en garde des anciens : cette impression de bien avancer est le signe que je suis déjà dans le rouge. Avec résignation, je rajoute une dent à l’arrière.

Dans mon club, le concept de longue-distance intrigue, séduit et rebute tout à la fois. L’ACMV verra-t-elle émerger une section dédiée à cette activité au cours des prochaines années ?

Les environs de Capvern

Arrivé au point culminant de cette étape – à 600m – je quitte temporairement la D817 pour gagner la Barthe-de-Neste par une délicieuse petite route. Je rejoins ensuite la Garonne (et la D817) à Montréjeau.

Pause. Je suis un peu faible. Vélocio fronce les sourcils.

Manger plus pour rouler plus.

Il est midi. Je fais la pause déj. Je dégaine les deux croque-monsieur extrêmement gras récupérés à Pau. Je me force un peu sur les premières bouchées ; puis j’engloutis le reste. Une onde de plaisir déferle sur la région (NDR : ‘Rouler plus pour manger plus’ fonctionne aussi). Je suis à 100% de charge.

J’appelle le gite du soir pour régler quelques détails. Après un début de discussion lunaire avec le Thénardier, je devine que son ordinateur est raide et qu’il n’ose pas m’avouer qu’il a paumé ma résa. Je tourne le truc à la dérision. On rigole un bon coup. Ça y est on est potes. Je n’ai qu’à me pointer ; il sera là pour m’accueillir. Mon point de chute du soir est confirmé ! Je lui décris ensuite la sensation de faim que peut éprouver un cycliste qui pédale jour et nuit dans des contrées désertées par les épiceries. Ok il s’arrangera pour me préparer un plateau-repas !

J’ai une heure d’avance sur la feuille de route. 100 km me séparent de mon lit. Cette journée commence à sentir bon et c’est le moral au top que je me tape le pays Comminges.

Martre à Tolosane

Je quitte définitivement la D817 à Martres-Tolosane. C’était une belle départementale taillant dans des paysages à la National Geographic, bien large, asphalte façon billard, orientation plein-Est, sans trop de reliefs et peu fréquentée (délestage par la A64 et sans doute période de fêtes oblige). Je l’ai parcourue sur 185 km, du delta (ou presque) à la source.

Le plafonnier s’éteint alors que je me dirige vers Capens. Je suis à nouveau seul. J’approche du point où l’an dernier je rendais mon dernier souffle. J’inspire un grand coup et … JE PASSE DERRIERE LE MIROIR. Première petite victoire !

Mazères. Je suis en Ariège. Il y a 16 ans, je passais à la verticale de cette ville sur la haute-route des Pyrénées. Je faisais déjà beaucoup moins le malin à l’époque avec 12 cols dans les pattes, la chaleur moite, les pourcentages insolents et le nuage de taons qui grimpait avec moi.

J’arrive au domaine de Garabaud. C’est un lieu à séminaires déserté à cette période. Les chambres sont bradées. On discute un peu avec le gérant autour d’un verre, le temps de chauffer le repas. La première gorgée me rend immédiatement ivre. Plus je lui parle de mon aventure, plus il me rajoute des trucs à bouffer. Je ramène à la chambre un plateau-repas pantagruélique. Je dévore une montagne de carbonara en terminant le vin.

Douche. Je mets en charge téléphone et feux arrière. Pas besoin de charger le GPS encore plein à 75% ! Je règle un réveil sur 3h30 et un second sur 3h35. Je revérifie la charge des appareils. Je revérifie les alarmes. Je revérifie, encore et encore.

Je m’allonge. Je ferme les yeux. 123 … RIDEAU !

Mazères – Arles, 290 kM, 28 décembre 2022

Après un sommeil TOTAL, je me réveille en pleine forme, quelques minutes avant l’alarme. Cette nuit exceptionnelle a terminé de réparer mon dos qui ne fera désormais plus parler de lui.

Je soigne préventivement mon cul en dissolvant les cristaux de sel du cuissard avec une lingette (NDR : provoqués par la sudation, ces cristaux transforment ton slip en papier de verre) ; puis je crème allègrement. Je m’habille religieusement. Je fais des sandwiches pour la route avec le reste du plateau repas. J’emballe mes maigres bagages. 4h. GO !

Dame Nature m’accueille ce matin avec un vent modéré et une fine pluie que je mets au défi de transpercer mon épaisse armure. Sans vouloir effrayer les éléments, mes fringues cette année c’est le stade juste avant le ciré jaune.

Belpech. A la faveur d’une pause pipi, je réalise que les nuages ont disparu. Le ciel est somptueux. Il me gratifie cette fois-ci d’étoiles filantes. Tiens ! Orion n’est pas inclinée ici comme à Nanterre ?!

Orion

La nuit efface les bosses. Mes jambes tournent bien rond. J’endors mon cerveau droit en comptant les tours de pédale (NDR : ça marche aussi avec les moutons). Mon être tout entier est tourné vers les sensations. Je suis bien, ici et maintenant.

L’épisode suivant est brumeux. C’est à peine si je vois la roue avant. Je désescalade Fanjeaux debout sur les freins.

Ambiance mystique aux environs de Fanjeaux

La Force. Montréal. J’ai une demi-heure d’avance sur la feuille de route. ‘Je serai à Carcassonne à 7h30‘. J’arrive bien à l’heure prévue à l’entrée de la ville. Ça me prend 7 minutes supplémentaires pour rejoindre le pont sur l’Aude en centre-ville. 7 toutes petites minutes qui peuvent ternir à jamais une réputation de diagonaliste déjà passablement entachée. ‘Ce gars n’est pas fiable‘ doit se dire le visiteur spécial qui m’attend dans la nuit … depuis 7h30.

Pascal B. est là, chevauchant une superbe randonneuse. Mon nouveau compagnon de route, délégué fédéral de l’ancestrale Amicale des Diagonalistes de France, a mis en œuvre une logistique complexe pour venir à ma rencontre en tant que SARiste (SAR : Service d’Accompagnement Routier). En quelques instants je passe de l’état de vagabond esseulé à celui de diagonaliste et fier de l’être.

De quoi discutent deux personnes qui font du vélo ensemble ? De vélo.

Jeune élève, je m’abreuve des conseils, récits et autres anecdotes de mon aîné. Je me conforte dans l’idée que l’aventure qui m’anime en ce moment n’est qu’un échantillon des plaisirs infinis qu’offre la longue distance.

Trèbes. Marseillette. Homps. Nous franchissons l’axe Nord – Sud de l’hexagone qui marque le verre à moitié plein de cette diagonale. Nos regards sont happés par les contreforts du Massif-Central. Mon esprit s’évade par-delà les cimes. Je me vois déjà sur la Grande Méridienne, cette diagonale qui passe les murailles pour relier Dunkerque à Perpignan (DP). Je reste malgré tout sur mes gardes car l’acronyme DP a de quoi intimider.

Capestang. Montady. Béziers. Pause repas, photos, maintenance, souvenirs.

La sortie de Béziers est un peu scabreuse. J’ai embarqué mon co-équipier sur une belle route de merde pour rejoindre Vias. Le tracé bucolique était juste là, un peu plus au sud. Encore peu expérimenté, je trace sur base des études de parcours fondatrices publiées il y a maintenant 1/4 de siècle. Peut-être le moment est-il venu d’explorer l’infinité de variantes que propose notre beau territoire ?

Pour s’évader en pantoufles au coin du feu

Les numéros du magazine ‘Le Petit Diagonaliste‘ s’accumulent – tel un trésor – sur ma table de chevet. Lorsqu’une armée d’énormes rouleurs prend la plume, c’est le réseau des routes et chemins tout entier qui s’anime. Le journal restitue la substantifique moelle de millions de kilomètres parcourus à vélo. Je ne le lis pas parce que je ne comprends pas ce qui est écrit dedans. Je bute sur chaque phrase. Je ne visualise pas. Pas pour l’instant. Je réserverais bien ça aux longues soirées d’hiver … mais on est en hiver et je roule en soirée (NDR : et les soirées sont longues). En cette fin de période glaciaire, je profiterai des épisodes caniculaires pour dévorer ces récits.

Agde (en équipe). Il est temps de nous quitter. Nous avons roulé 100 kilomètres ensemble. 100 km où une bulle protectrice et bienveillante m’a enveloppé. 100 km où mon compagnon de route n’a eu de cesse d’être attentif à mon rythme et à mes manies. A bientôt Pascal !

Agde

Agde (seul). 12h30. Ciel nuageux. Crachin. Léger vent de face. Pour éviter l’effrayante pieuvre urbaine nommée Montpellier, je dois me taper 80 bornes de pistes cyclables de bord de mer. A quelle sauce vont-elles essayer de me manger cette fois-ci ? Hydres camarguaises, dolines, raz de marée, flaques d’acide ?

Je suis au passage clé de cette diagonale. Je passe le niveau de vigilance au max.

La sortie d’Agde est douteuse. Un vague terrain vague, un panneau au bout qui annonce une piste …

Ca y est : mes roues sont posées dessus. Je suis immédiatement pris en chasse par un gros chien. J’hésite à m’arrêter pour lui mordiller les mollets mais j’ai pas le temps. Chaque minute de perdue vient en moins d’une nuit de sommeil dont j’aurai besoin pour boucler l’étape de demain.

Une Eurovélo (ici l’EV8) est conçue pour faire perdre du temps. Le projet semble être porté par un stagiaire enthousiaste qui veut croire que le vélo a en France la même place que dans les pays nordiques. Je l’imagine à essayer de convaincre les mairies du bord de mer ; pour compter ensuite sur un éventuel alignement des planètes. Sur un malentendu ça peut marcher si le maire est lui-même un cycliste convaincu, s’il a de l’argent dans les caisses, s’il a de la place pour intégrer le vélo dans son infrastructure et s’il est copain avec le maire de la ville suivante (lui-même cycliste convaincu, riche, etc.). Juste à voir le panneau publicitaire tapageur qui annonce un parcours de rêve jusqu’à Aigues-Mortes, je comprends que je vais galérer.

Sète. Frontignan. Elle est belle cette piste. L’ambiance compense largement le revêtement douteux et les délicates traversées de villes. La Méditerranée a une couleur ravissante sous ce ciel gris. J’avance bien. Mon dérailleur n’aime pas trop rouler dans le sable fin, mais ça passe.

Oui oui le soleil existe … quelque part

Les Aresquiers. La pression monte d’un coup lorsque j’arrive à la page 13 de ma feuille de route. Je ne suis pas superstitieux, mais la Sorcière aux Dents Vertes m’en a tellement fait découdre par le passé que maintenant je me méfie, spécialement sur ces pistes à la con.

Le spectre

J’ai 40 bornes à faire sur cette foutue page treize. Je fais une pause, je me calme, je mange, je b… ah non je ne bois pas parce que mes réserves sont à sec. Ça fait au moins un truc qui rend la prochaine ville attrayante : trouver de l’eau.

Palavas-les-Flots. Palavas la flotte. J’ai les nerfs tellement à vif que les clients se mettent aux abris lorsque j’entre dans le kebab pour demander de l’eau. J’ai passé la verticale de Montpellier ! Je bois pour fêter ça.

La Grande-Motte. Mon GPS réactif et mon niveau de dopamine au taquet me font prendre les bonnes décisions au bon moment à chaque obstacle, si bien que je ne perds pas trop de temps dans ce bourbier.

Le Grau-du-Roi. On discute avec un cycliste parisien devant le pont-à-bascule. Les bateaux entrent dans la ville. Le pont se remet en place. Je traverse. Je suis à la page 14. Seconde petite victoire du jour. Je fais un pied de nez à la sorcière restée de l’autre côté du pont et je me remets en route.

Je longe un canal à la nuit tombante.

Aigues-Mortes. C’en est fini des pistes cyclables pour aujourd’hui. Mon vélo est toujours en état de marche et j’ai une heure d’avance sur les prévisions. Double petite victoire.

Je retrouve la route, ma délivrance. Je pose un baiser de reconnaissance sur l’asphalte.

Je vois une épicerie avec de la lumière à l’intérieur. Je prends du chocolat, du fromage et un énorme saucisson qui devrait tenir un bon moment la sorcière à l’écart.

J’appelle le gite du soir. A chaque question que je pose, la réponse est OUI. OK j’arrive !

Je suis un animal. J’avance dans la nuit. Je me tape la Camargue sans préliminaires. Dans quelques heures je bouffe et je dors.

Arles. L’hôtesse me réserve un accueil chaleureux. Je perds une oreille quand elle m’annonce le prix du dîner servi en chambre mais mon ventre – le maître ici – me dit de dire oui. Ça en valait la peine : le plateau-repas est gigantesque (il faut le mettre en largeur pour le passer dans la chambre). En périphérie, on trouve des feuilletés, une salade, une assiette de fromage, du pain, un gros dessert et du vin. Au centre trône une énorme côte de veau fumante. Jamais – de mémoire de randonneur – viande ne fut plus savoureuse. Peut-être que la Camargue y est pour quelque chose. Ou alors j’ai juste faim.

Je mets les appareils en charge (sauf mon GPS encore plein à 50% !!). Je vérifie plusieurs fois les câbles (c’est mon TOC depuis deux jours). Je programme les réveils à 3h30 et 3h35.

Je m’allonge. Je ferme les yeux. 123 … rien ne se passe.

Je ne vais pas trouver le sommeil comme ça. Je n’ai plus qu’à attendre, manger des fraises Haribo par poignées, naviguer un peu sur internet … et rererevérifier que le réveil va bien fonctionner.

Cet après-midi, dans ces pistes cyclables, j’ai mobilisé toutes les ressources disponibles pour atteindre un niveau de concentration rare. J’ai débranché toutes les fonctions non essentielles. J’ai une nouvelle fois frôlé le mode berzerker. Je prends à présent le temps qu’il faut pour redescendre. Je réactive les fonctions l’une après l’autre. Je laisse la nature rétablir ses équilibres. Mon corps saute sur l’occasion. Il transforme mon cul en trompette avant de m’envoyer à la selle toutes les heures.

Il est minuit. Je somnole jusqu’au réveil.

Arles – Menton, 300 kM, 29 décembre 2022

Le départ n’a jamais été aussi loin (NDR : private joke). Menton est à portée de roues. Pour l’atteindre, je vais devoir rester bien en deçà de mes moyens, en toutes circonstances.

4h. Je roule seul dans la nuit. Après une bosse à la sortie d’Arles, je me paye une bonne tranche d’Alpilles. Ce secteur m’avait émerveillé l’an passé alors que je le traversais de jour.

Ici et maintenant, je fête la simplicité retrouvée de jambes qui tournent rond avec pour tout horizon un ruban d’asphalte. Mes sens sont augmentés de ce que la nuit retire à ma vision. La musique me transporte. Je respire, je sens, je ressens.

Alleins. Le bureau de tabac me sert un double café que je déguste avec un morceau de saucisson. On tape la causette avec un petit vieux apparemment habitué des lieux. Il s’intéresse à mon tour de vélo. Plus on discute, plus je me rends compte qu’il connaît le sujet, avec son air de ne pas y toucher. Il me cite tous les bleds que je vais traverser jusqu’à Grasse … 185 kilomètres plus loin. Je pense qu’il a fait MHMMHMHMHMHHMM par le passé (NDR : M – Menton ; H – Hendaye).

Le jour se lève sur la vallée de la Durance. L’endroit n’est pas très beau (un peu industriel), le temps est maussade mais la route a un bon rendement et la circulation est modérée.

Meymargues. Deuxième ravito. La boulangère me présente fièrement son étal. Elle me sert 5 croissants superbement galbés. Leur goût inouï et leur croustillant à se taper le cul par terre me ravissent. Jamais viennoiseries ne furent plus délicieuses. Je prends deux nouveaux croque-monsieur pour la route.

Je quitte la vallée pour rejoindre la belle campagne dans les hauteurs. Le soleil fait de timides apparitions.

Un cycliste avec un vélo à poil (NDR : sans les sacoches) me rattrape à l’approche de Rians. On s’arrête pour discuter un peu devant le panneau d’entrée de la ville. Il regarde ma plaque de cadre, puis mes yeux, puis de nouveau la plaque. A cet instant, les muscles de son visage dessinent un mot : incompréhension. Il essaye vaguement de m’indiquer un itinéraire pour Draguignan qui ne correspond pas du tout à ma feuille de route.

Esparron. Varages. Tavernes. La route est belle et calme. Les bosses se laissent faire.

Je m’approche du saint des saints : le parc du Verdon. L’année dernière, je l’avais traversé de nuit. A part les grommellements des sangliers, l’humidité et les panneaux, je n’avais rien capté de la région. Cette année, j’ai prémédité une traversée de jour. Le cadre est somptueux. La route, ludique à souhait et au revêtement parfait, serpente à flanc de colline dans une superbe forêt. Ça me fait un peu penser à la route des Ballons des Vosges empruntée il y a quelques années. Je kiffe … comme les groupes de cyclistes – sortis de nulle part – que je croise. L’ambiance est à la fête.

Je m’étais promis de voir Sillans-la-Cascade de jour : vœu exaucé. Je me tape un croque-monsieur.

Salernes. Je prends des pâtisseries à la boulangerie pour changer du salé. Je refais le plein d’eau ; le dernier jusqu’à Menton ! Ça commence à sentir bon cette histoire.

Imperceptiblement, au fil des kilomètres, les bosses se redressent et les creux se creusent.

A l’approche de Draguignan, je suis surpris par une petite rampe qui me sèche. Elle donne le ton pour la suite.

Je réalise que j’ai commis une erreur. Un truc aussi débile qu’écrire le nombre 13 sur une feuille de route. J’ai mis le prochain point à Grasse. C’est pourtant un principe de base en longue-distance : avancer pas à pas, en se donnant des micro-objectifs. Un éléphant se mange par petits morceaux. Je me traîne, là, sur une gigantesque muraille, sans point de repère. Tout ce que je sais, c’est que Grasse est 50 kilomètres plus loin. Arrivé au sommet, je vois une muraille encore plus haute de l’autre côté. Le scenario se répète ainsi, inlassablement. Je pense un instant qu’en pédalant plus fort j’arriverai plus vite. Je peste contre ces montées. Je suis furieux contre moi-même. J’appuie encore plus sur les pédales pour évacuer ma colère. Je file un mauvais coton. Je m’arrête un instant. Je bois et je mange un bon coup. J’attaque le saucisson. La prochaine fois, je me taperai un reblochon pour marquer mon entrée dans les Alpes.

Mes jambes retrouvent vie. Je grignote patiemment les reliefs. Je me remets à bouffer comme un ogre. La musique fusionne avec mes pensées. Les pentes s’adaptent à mon rythme. Je suis une machine à avancer. Peu importe désormais ce qui se présentera à moi.

L’état de ma roue avant m’inquiète. Visiblement elle ne tourne pas rond et il y a un bruit suspect à chaque tour. La sorcière mijoterait-elle un de ces coups tordus de dernière minute dont elle seule a le secret ? Mon mulet se met à boiter ; je vais devoir le ménager. Je suis sous tension. Désormais, chaque plaque d’égout, chaque raccord, chaque nid de poule peut sonner la fin de l’aventure.

J’atteins les environs de Grasse à la tombée de la nuit. C’est l’heure où les gens se parfument et prennent leur bagnole pour faire les courses. La circulation est dense. Et p… que ça grimpe dans le coin !

C’est le moment d’annoncer mon arrivée à l’hôtel du soir (à Menton !). J’ai perdu ma réservation. J’ai négligé cet hébergement lors des préparatifs. Mon seul objectif était d’arriver à Menton. Là, j’ai froid et je me trouve un peu con. J’appelle tous les hôtels de là-bas. Aucun ne me connaît. Je prends une nouvelle réservation.

Je contrôle la roue avant. Les traces de boue récupérées sur les pistes cyclables de la veille ne sont pas uniformément réparties et font penser à un voile. Mais ce n’est qu’une impression non confirmée par le feeling au guidon. Le bruit est causé par les autocollants réfléchissants qui se décollent de la jante et frottent contre la fourche.

La circulation s’intensifie. Après une série de up and et down où je me cramponne au guidon pour bien tenir ma droite, j’arrive à Villeneuve-Loubet. Je débite le saucisson en gros morceaux que je fourre dans les poches. Le boufferai ça en roulant jusqu’à Nice.

Il fait très froid ici. Je referme ma veste jusqu’aux oreilles.

Je serre les fesses dans l’interminable descente qui me conduit jusqu’au bord de mer. Froid, nuit, circulation, trottoirs, fatigue : c’est l’heure de tous les dangers. Je réactive le mode berzerker.

Je récupère la piste cyclable à Cagnes-sur-Mer. Je suis frigorifié. Je mets la doudoune. Elle me gène. Elle me tire sur le cou. C’est elle qui a tué mes cervicales l’an passé ! Je la retire et j’augmente la cadence pour me réchauffer.

La piste est tranquille. Le moral est au beau fixe. Je me laisse bercer par la Promenade des Anglais.  Ca commence à sentir vraiment bon cette histoire.

J’arrive en bas du col d’Eze avec une heure de retard sur la feuille de route, mais avec une avance confortable sur la barrière horaire. Je pourrais terminer à pieds si mon vélo venait à me lâcher, et quand même arriver dans les temps.

Avant d’attaquer l’ultime rampe, je sors de ma besace un gel énergétique emmené spécialement pour l’occasion. C’est mon joker pour le final. Curieusement, il ne me fait aucun effet. Ca ne me dérange pas plus que ça. Rien ne me dérange plus désormais. Je fais la peau au saucisson en regardant le fromage tout tremblant se cachant au fond de la sacoche.

Eze

Arrivé à Eze, je m’engage sur la moyenne corniche. Ca descend … pour remonter aussitôt. Là, je réalise que je vais me taper 17 bornes de bosses à flanc de corniche. Je regrette d’avoir squeezé la Turbie. Je crie. Je bouffe et je bois.

A quelques kilomètres de Menton, pour la première fois depuis 935 kilomètres, mon GPS se met à faire n’importe quoi. Je passe au mode manuel en suivant les panneaux indicateurs. Je me paume un peu dans la ville. Je demande aux passants la direction du commissariat.

Arrivé rue des Patourneaux, je sonne. Personne ne répond. Je re-sonne. On m’ouvre. Je donne le carnet à une vitre sans teint. La vitre me rend le carnet signé et tamponné.

Success !

Youhouuu ! (l’heure d’arrivée est censurée : c’est la règle du jeu)